Chroniques

par bertrand bolognesi

La chute de la maison Usher
un opéra de Claude Debussy au cinéma

L’Arlequin, Paris
- 10 mars 2023
La chute de la maison Usher, un opéra inachevé de Claude Debussy
© dr

C’est un objet culturel non identifié que le cinéma L’Arlequin présente à trois reprises ce week-end. Au commencement, The fall of the house of Usher, conte fantastique d’Edgar Allan Poe publié en 1839, traduit en français par Baudelaire en 1855. Suite à une commande du Metropolitan Opera de New York, Claude Debussy s’attelle à un projet d’opéra dont Le diable dans le beffroi (The Devil in the Belfry, 1839) occuperait la seconde partie de la soirée, la première étant consacrée à cette Chute de la maison Usher. Ainsi le destin maladif des jumeaux Usher se trouverait-il contrepointé par la farce, tel que le purent réaliser le tandem Clarac et Delœuil [lire notre chronique du 1er mars 2012]. Bien qu’y ayant travaillé près de dix ans, le compositeur ne livra jamais l’opéra, demeuré inachevé. Si Le diable dans le beffroi fut à peine esquissé – Gérard Pesson s’emparerait plus tard et à sa manière de la nouvelle pour ses Trois contes [lire notre chronique du 14 avril 2020] –, son pendant tragique était bien avancé avant le renoncement. Dans les trois livrets de Debussy conservés à la BNF, Olivier Dhénin Hữu, homme de théâtre venu de la musique [lire notre chronique de L'île du rêve], a tracé un chemin afin de construire une version qui lui parût viable.

Ainsi retrouvons-nous ici la relation trouble de Madeline et Roderick Usher, jeunes gens qui grandirent dans la maison familiale et maudite. Par le biais d’un film dont, au regard de l’apparence d’isolement et de campagne désolée qui s’en dégage, l’on est surpris d’apprendre qu’il fut intégralement tourné à Paris, le metteur en scène accompagne l’action scénique, à l’inverse, au fond, du procédé centenaire selon lequel la musique accompagnait la projection d’un film muet. Outre d’inventer un cadre, pour ne pas dire un décor, qui transporte avec avantage ce qui se joue dans la salle, les images suggèrent un climat d’un oppressant faux calme où le drame sourd de chaque fissure d’un mur, d’une boiserie, des têtes antiques de plâtres comme des corbeaux naturalisés – Debussy invite le célèbre poème de Poe (The Raven, 1845). Le passé des protagonistes s’y dessine, via leur apparition enfants, puis adolescents, donnant à percevoir le temps qui passe et leur progressive perdition.

Vient un moment où le soprano Anne-Marine Suire (Lady Madeline), le baryton Alexandre Artemenko (Roderick), le ténor Bastien Rimondi (Le Médecin) et le baryton-basse Olivier Gourdy (L’Ami) cessent de chanter : cela correspond à la suspension de la partition. La pièce se poursuit cependant : dès lors le quatuor vocal la parlera, escorté sur le mode du mélodrame par des pages pianistiques empruntées aux nombreux recueils du compositeur et confiées aux bons soins d’Emmanuel Christien, présence fort appréciée. Ce choix autorise d’aller jusqu’au bout sans pour autant brusquer l’inachèvement de l’œuvre – à la fin des années soixante-dix, Juan Allende-Blin (né en 1928) composait la fin et orchestrait l’ensemble.

Spécialement conçu pour un lieu qui n’est pas dédié à la représentation d’ouvrages lyriques, cet objet artistique en intègre les contraintes topologiques et acoustiques. Coproduit par la compagnie Winterreise et les Cinémas Dulac, il entre dans le cadre de la saison Kaléidoscope de cette société qui régulièrement propose des programmes atypiques et pluridisciplinaires.

BB