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Chroniques
La Ciociara
opéra de Marco Tutino
La création de La Ciociara de Marco Tutino (né en 1954) eut lieu en 2015 au San Francisco Opera, l’ouvrage étant alors présenté sous le nom de Two women. Puis le Teatro lirico di Cagliari accueillit sa première européenne l’année dernière, en reprise de la production conçue par Francesca Zambello pour la maison californienne. La nouvelle réalisation confiée par le Wexford Festival Opera (WFO) à Rosetta Cucchi, directrice artistique de la manifestation, constitue donc la deuxième possibilité pour le spectateur de voir cet opus particulièrement triste et par ailleurs très facile d’écoute. L’opéra colle aussi au plus près du thème Women & War retenu pour la programmation de cette soixante-douzième édition du festival irlandais. Le livret de Fabio Ceresa et Luca Rossi est basé sur le roman d’Alberto Moravia (Bompiani, 1957), également adapté au cinéma par Vittorio de Sica dont le film (1960) emploie, entre autres, Sophia Loren et Jean-Paul Belmondo.
Ici, la référence au film est immédiate, avec le fauteuil vide de Vittorio de Sica installé dès avant le début du spectacle devant le rideau de scène. Le réalisateur italien s’y assoie, mais non pour diriger le tournage, en l’absence de techniciens et autres cameramen sur le plateau. Il assiste, en revanche, au déroulement des scènes successives, à vrai dire comme n’importe quel spectateur, ne serait-ce son addiction au tabac qui lui fait enchaîner cigarette sur cigarette. Il se lève uniquement pour parfois se mêler aux acteurs, lorsque passe sur scène une figurante, sa muse comme l’indique Rosetta Cucchi [lire nos chroniques d’Adina ovvero Il califo di Bagdad et d’Otello] dans le programme de salle, qui lui rappelle que « les horreurs de la guerre marquent la fin de l’innocence ».
Avec la plongée directe dans la période de la Seconde Guerre mondiale, la mise en scène opte pour un traitement d’un réalisme qui fait froid dans le dos. Ceci depuis que Cesira, dans sa boutique romaine, cède, sans plein consentement, aux assauts amoureux de Giovanni, en passant par le voyage vers Sant’Eufemia avec sa fille Rosetta, puis l’idylle entre Cesira et Michele, jusqu’à l’assassinat de ce dernier par les fascistes, en même temps que le viol de Rosetta par des soldats marocains. Les bombardements de Rome, au début du premier des deux actes, donnent lieu à des flashes de lumière en salle qui renforcent l’impression de danger de mort agitant le plateau baigné de fumée. La place ensoleillée de Sant’Eufemia est ensuite un court havre de paix où l’on apprécie le jeu naturel de la mère et de la fille faisant leur toilette dans un petit bassin.
Le second acte est plus dramatique. Passé entretemps dans le camp fasciste et jaloux de Michele, Giovanni dénonce ce dernier pour avoir aidé un blessé anglais. Michele sera exécuté, alors que Cesira et Rosetta parviendront à s’échapper, mais pour tomber malheureusement sur les alliés marocains, auteurs du viol. La conclusion amène toutefois un certain réconfort : Giovanni, passé opportunément et in extremis dans le camp des libérateurs, est démasqué et arrêté par les Américains, pendant que Cesira et Rosetta se réconcilient, la fille commençant à sortir de son état post-traumatique.
La distribution vocale est homogène et de bon niveau.
Le rôle principal, Cesira, est défendu par le mezzo Na’ama Goldman [lire notre chronique de Faust], au timbre expressif qu’accompagne une juste dose de vibrato, ce qui accentue le caractère de mère courage de ce personnage accablé par le destin. Sa fille Rosetta est incarnée par le soprano Jade Phoenix, voix saine aux accents suffisamment juvéniles pour faire croire sans peine à l’adolescente du livret [lire notre chronique de La tempesta]. Leonardo Caimi, ténor d’une confortable assise dans le grave et aux aigus bien concentrés, est distribué en Michele [lire notre chronique des Vêpres siciliennes]. Sa torture, puis son exécution au cours du deuxième acte font irrémédiablement penser à Tosca, la scène succédant immédiatement à la confrontation entre Cesira et Giovanni, celle-ci évoquant également le brutal face-à-face entre Tosca et Scarpia. Aussi noir et méchant que son équivalent puccinien, le personnage de Giovanni est bien caractérisé par le baryton Devid Cecconi, au style vigoureux mais d’un volume sonore un peu réduit par instants [lire nos chroniques d’Andrea Chénier et de Simon Boccanegra]. Les rôles plus secondaires complètent agréablement, en particulier la belle voix grave de Carolyn Dobbin en Lena [lire notre chronique d’Anna Bolena].
Principal chef invité du WFO, Francesco Cilluffo [lire nos chroniques de L’oracolo et de Madama Butterfly] dirige avec inspiration cette partition très accessible au grand public et dont semble évidente la filiation à l’école vériste italienne, dès les premières mesures. Une écoute à l’aveugle ferait d’ailleurs davantage pencher vers Puccini ou Mascagni que vers un compositeur du XXIe siècle. L’orchestration est assez riche et le chef joue avec ampleur les climax qui correspondent aux tableaux les plus dramatiques. La musique est aussi fort variée et suggère avec efficacité les différentes situations, sans parler de la belle qualité des interludes entre les scènes successives. Le Chœur, également, fait preuve de cohérence et s’avère bien chantant, ses artistes d’abord alignés en fond de plateau au cours de la première scène, en tant que peuple romain qui souffre. Belle ovation au rideau final, et une particularité, tout de même, venue de certains spectateurs qui huent les méchants, Giovanni en tête... le personnage mérite sans doute cet accès de colère, mais pas le chanteur !
IF