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Chroniques
La déconstruction du Lego, chorégraphie de Fabrice Dugied
Cérémonies, chorégraphie de Graziella Martinez
Participant au festival Faits d'hiver, deux chorégraphes-danseurs investissent Le Regard du Cygne durant quelques soirs. Dans La déconstruction du Lego, Fabrice Dugied nous fait voyager en son monde de souvenirs d'enfance et d'adolescence depuis ses cours de danse avec Suzon jusqu'à ses séjours en hôpital, ses soins médicaux de diverses sortes dont il fait une complainte répétitive : « non plus d'hosto, plus d'encéphalo, plus de Salpetrière mais danser au cours de Suzon (initiatrice magique de son enfance en mouvement) ; oui tout de suite à la maison, j'ai onze ans, je veux danser, bientôt j'irai au cours de Suzon ». Tel est le chant de son incantation. Dès l'enfance, la danse contemporaine existait autour de lui tant par les spectacles qu'ils allaient voir en famille que par les danseurs qui fréquentaient sa maison, les livres, les revues et les photos. Dès 1970, Fabrice Dugied fut fasciné par la force de ce vent américain qui occupait la création. Il a grandi dans l'histoire de cette modern'dance et sa chorégraphie en est le récit. A 14 ans, en 1978 il participe au long stage d'été d'Alwin Nikolais et il apprend d'un de ses grands-pères en danse à ne pas être « sérieux quand il danse ».
Dès le départ, le clown triste, si timide et désarticulé avec cette petite rose à la main, crée un espace chorégraphique précis et appliqué en grand demi-plié facial d'une technique imparable. La fleur aux doigts, il décrit le plateau, hésitant, chaotique, enfermé en lui dans sa combinaison d'ouvrier d'un bleu immaculé jusqu'à ce moment insensé où, commençant à se déshabiller, il se transforme et nous surprend. D'une sorte de mariée asiatique avançant sous un palanquin violet sombre émerge un personne de film d'animation lorsque des lunettes vertes fixeront la coiffure ainsi faite sur le visage, ou un poisson se heurtant à la paroi du bocal, tandis que ce long corps si peu couvert fléchit et glisse entre les lignes d'une chanson. La ritournelle de Gani Esposito fait suite à la voix d'Anton Montagne interprétant Jacques Brel.
Vient alors une galerie de portraits où se déroule l'histoire de la danse contemporaine. Nul grand maître de cette histoire n'échappe à la caricature : des mains de Martha Graham, à l'imparable balance répétitive de Trisha, en passant par le souvenir fondateur de Thyla Tharp en 1971 – sa Red Babylone est l'occasion d'une apparition féminine fantastique puisqu'il il fait revivre cette splendeur tout en rondeur et cheveux roux. Années de folie, Andy Warhol, John Lennon… Dans de gracieuses bottines laquées rouges, les jambes gainées d'une résille de couleur assortie, la collaboratrice à la chorégraphie Amy Swanson, joyeuse et légère, double la mise de cette expérience racontant en anglais ce qu'il nous dit en français et vice versa. Personne n'est oublié, pas même Carolyn Carlson, jusqu'à cette nostalgie bercée entre deux élastiques, longue ballade tendre que nous dit Léo Ferré. Pour finir la voix ombrée de Marianne Faithfull confirme notre voyage dans une autre époque. La déconstruction du Lego est dédié à Jacques Dugied, son père, qui fut président de l'association Les Zonards célestes (ex Groupe Fabrice Dugied) de sa création en décembre 1983 à janvier 2005.
Autre événement de la soirée : les Cérémonies de Graziella Martinez [photo]. Après avoir enchanté les scènes européennes dans les années soixante, poussé – vingt ans après – la danse dans les recoins d'une liberté hystérique, cette fleur d'Argentine, d'une extravagance affolante, nous revient innocente ou rouée, en tout cas elle-même. Née en 1938, c'est au Mexique qu'elle acquiert sa technique. En 1957, elle commence à monter des spectacles à partir de choses usuelles et détournées de leur destination première, créant elle-même ses costumes comme elle le fait ce soir. Dans ces cérémonies qui mêlent univers psychédélique et rituels ordinaires telle la vaisselle ou le balayage, elle fouette le quotidien. « Balayer un lieu quotidien équivaut au vent qui souffle dans le désert. Le protagoniste est l'homme qui le vit. La vie même est une présence permanente » dit-elle.
Au milieu d'un plateau couvert d'ustensiles, tissus, objets hétéroclites qui en font une caverne d'Ali Baba, Graziella Martinez accomplit des miracles avec des riens : elle vous fait voir une reine de Saba, un fakir, une Iranienne et sa burka, etc. Militante convaincu, elle s'avance, maniant son bâton de maréchal à grands pas convaincus. Fatiguée de faire danser les chaises – ses partenaires infaillibles –, elle se pose sur l'une d'elle, bien dans la lumière afin que rien de son profil et de ses yeux dans le vague n'échappe aux photographes asservis et fascinés par cette pasionaria aux postures arrêtées et arrogantes. Pendant cinquante minutes, l'humour se teinte d'échappées surréalistes, enchantant un public impatient de savoir, encore et encore, ce qui va sortir de son sac à malice : que va-t-il émerger de la musique arabo-andalouse ? A quoi servira ce séchoir à main ? Quel costume va devenir la nouvelle jupe prise sur le portique ?
Infatigable, la danseuse nous raconte de nouvelles histoires au point qu'on se demande s'il ne s'agit pas simplement d'une improvisation permanente tant tout est fluide et inattendu – avec ce goût particulier pour le décalage –, même si l'extrême précision du geste et du déplacement démontrent évidemment que tout est construit. Graziella Martinez fait ce qu'elle a à faire avec une indépendance tranquille et en toute simplicité.
FC