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Chroniques
La damnation de Faust par John Nelson
Maîtrise de l'Opéra national du Rhin, Orchestre Philharmonique de Strasbourg
Deux ans après Les Troyens d’anthologie [lire notre chronique du 17 avril 2017], ici gravé par Erato, le même équipage artistique, redimensionné à la nomenclature de l’ouvrage, enregistre, en cette année commémorative, La damnation de Faust, également au cours de deux concerts en la salle Érasme du Palais de la musique et des congrès où est domicilié l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg – avec, naturellement, des appoints exigés par le polissage discographique. À la différence des Troyens, où la qualité exceptionnelle de la distribution compensait l’absence de représentation scénique, l’incarnation théâtrale de ce que Berlioz lui-même avait primitivement intituléopéra de concert, avant d’opter pour le genre de la légende dramatique, ne constitue pas ici une attente régulière du spectateur, invité à s’en remettre à la seule musique pour animer son imagination – on ne saurait dire combien la partition y est à son affaire. À cet égard, on peut faire confiance au berliozien patenté qu’est John Nelson, qui emmène une distribution de premier choix.
Si la première partie s’ouvre sur une sorte d’apprivoisement des lieux, les pupitres strasbourgeois déploient rapidement une dynamique de couleurs et de textures admirablement expressive et alerte. Ils rendent justice à l’originalité de l’écriture orchestrale, rehaussée par l’engagement des musiciens. À rebours de pompes hors style, la Marche hongroise affirme des pointes alertes restituant la sève imagée de l’inspiration, que l’on retrouve tout au long de cette deuxième partie, à l’instar des enjambées fantastiques de Faust et de Méphistophélès pour passer d’un tableau à l’autre. La convocation des sylphes berce d’hypnotiques camaïeux, tandis que les effectifs du Coro Gulbenkian, préparés par Jorge Matta, façonnent une peinture pittoresque de la cave d’Auerbach, jusqu’aux irrésistibles accents nasillards de la fugue sur l’Amen, en une anamorphose morale que l’on croirait sourdre d’un triptyque de Bosch.
Dans cette peinture vivante des atmosphères et des affects, l’incarnation du vieux savant tourmenté par Michael Spyres se distingue par la qualité et la finesse des inflexions. L’évidente maîtrise du style et la clarté de l’intonation française galbe l’évolution du personnage dans une remarquable alchimie de vérité dramatique et de fluidité raffinée. À l’évidence, le ténor étasunien n’économise pas ses ressources et fait entendre des nuances parfois inouïes. En Méphistophélès, Nicolas Courjal ne lui cède en rien dans la richesse de la caractérisation. Si, nonobstant une pâte éventuellement moins nourrie dans le haut de la tessiture, les moyens de la basse française ne font aucun doute, celle-ci semble avoir pris le parti de la captation microphonique. Sans nier l’intelligence du texte, la grande versatilité de la ligne, souvent aux confins de la déclamation, privilégie plus d’une fois l’effet à la lisibilité immédiate du mot. Dans son unique apparition dans la chanson de Brander, Alexandre Duhamel affirme une robustesse gourmande, mêlant le débonnaire et la précision du chant.
Après l’entracte, les attentes, portées sur ces hauteurs de l’excellence, en deviennent inévitablement exigeantes. Le métier du chef préserve une bonne homogénéité à la troisième partie, même si le frémissement expressif se fait souvent plus efficace que délicat. L’entrée de Joyce DiDonato dans la Ballade du roi de Thulé résonne avec une perfection quelque peu distante. Sa Marguerite un rien plus prude que nécessaire n’épanouit réellement sa sensibilité que dans la romance D’amour l’ardente flamme, effleurant et effeuillant un kaléidoscope de sincérité à l’entame la quatrième partie. L’invocation à la nature confirme les soupçons affleurés depuis le début de cette seconde moitié de soirée : dans son agenda très rempli, Michael Spyres montre des stigmates – inévitables ? – de fatigue, fragilisant les derniers aigus d’un air qui ne souffraient, il y a peu encore aucun effort (comme à Angers en septembre 2017). La course à l’abîme s’achève sur un puissant Pandæmonium, avant un épilogue et une Apothéose troublants, répartissant à l’arrière de la salle les enfants des Petits Chanteurs de Strasbourg et de la Maîtrise de l’Opéra national du Rhin, quitte à effacer la voix céleste dans les ensembles. Avec un deuxième concert et des retouches ultérieures, le produit discographique palliera certainement les contingences du concert, passant des hasards du spectateur à l’idéalité de l’auditeur.
GC