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La divisione del mondo | La sécession du monde
opéra de Giovanni Legrenzi
Passionnante initiative que celle de Christophe Rousset et de l’Opéra national du Rhin de ressusciter cet ouvrage créé à Venise lors des festivités du carnaval de 1675 ! Depuis une partition de l’époque, aujourd’hui conservée à la BNF (Paris), le chef et chercheur infatigable est à l’origine de la première que nous découvrons ce soir à Strasbourg. Une succession ahurissante de brèves arie et de recitativi souvent véloces, toujours urgents, caractérise La divisione del mondo, opus du Bergamasque Giovanni Legrenzi (1626-1690). Installé sur la lagune en 1671, il y est connu en premier lieu pour son corpus sacré [lire notre chronique du 28 juillet 2003 et notre critique du CD Dies Irae].
La pièce avance, libre encore des conventions formelles du genre fixées un peu plus tard, et stimulée par l’exubérance et l’esprit gentiment effronté qui règnent dans la république vénitienne. Dès l’onctueuse sinfonia s’impose une facture personnelle séduisante que réhausse une lecture tant soigneuse des couleurs que d’une fluidité dramatiquement stimulante, voire sensuelle, en symbiose avec l’argument mis en livret par le Parmesan Giulio Cesare Corradi. « Nous ne savons pas quel a été l’instrumentarium de la création, la forme de l’orchestre. J’ai donc essayé de combler les trous. Nous avons un orchestre à cordes en quatre parties, il y aura pour les vents des flûtes à bec et des cornets à bouquin qui apporteront de la couleur. Nous ne sommes pas très loin de l’expression cavalienne donc nous aurons le même type de continuo assez riche avec plusieurs clavecins, plusieurs luths, des guitares, des harpes et des lirones. Ce sont des couleurs qui vont m’aider à donner encore plus de variété, plus de chatoiement et de richesse à une œuvre qui est déjà extrêmement vivante », précise Rousset (brochure de salle) : mission accomplie, tout au long de cette soirée des Talens Lyriques, musicalement fort réussie, où prime une inflexion sensible, l’ornement des vents et une inspiration supérieure.
À ce chapitre, la contribution vocale n’est certes pas des moindres, avec une distribution efficace dont seules deux voix ne satisfont pas pleinement. De l’aréopage divin, le baryton allemand André Morsch, applaudi volontiers ici et là dans divers répertoires [lire nos chroniques de Cadmus et Hermione, Die tote Stadt, Der Schatzgräber, Erdbeben, Träume et Œdipe], s’accommode difficilement de la partie de Pluton, avec un grave curieusement exsangue et un haut-médium instable qui laissent supposer une passagère méforme. C’est là moindre mal, à considérer la Vénus affligeante de Sophie Junker… Doté d’un timbre intéressant, le soprano livre des récitatifs dont l’incontestable irréprochabilité divorce avec le peu de fiabilité qu’elle met en œuvre dans les airs : l’intonation est systématiquement approximative, l’émission parfois miaulée, jusqu’à l’épouvante de Chi mi tolse, le superbe lamento par lequel débute le troisième acte, ici atrocement gâché – sans compter les sanglots balourds qui l’achèvent, scellant l’improbabilité du chant, uniquement cautionné par le plumage. Passé ce désagrément, dix chanteurs font merveille.
Outre les rieuses et jeunes allégories de l’alto Alberto Miguélez Rouco (Discorde) et du soprano Ada Elodie Tuca (Amore), attifées en garnements à qui l’on tire l’oreille, le plateau offre de mémorables incarnations. Ainsi de la Cintia de Soraya Mafi, voix fraîche à l’impact direct [lire notre chronique de Falstaff], du Saturne robuste campé par le baryton-basse Arnaud Richard [lire nos chroniques du 24 janvier 2010, du 27 août 2011 et du 26 juillet 2012] et de l’excellent Stuart Jackson, Neptune délicatement lyrique [lire nos chroniques de la Johannes-Passion et de Zaide]. La divisione del mondo arbore un autre atout, celui de convoquer trois contre-ténors. Quel bonheur d’avoir pu réunir ici de jeunes et solides talents dont enchante l’art remarquable ! Avec grand plaisir l’on retrouve Jake Arditti en Apollon bien mené [lire notre chronique du 18 novembre 2011 et notre critique du CD Hilda Paredes], l’instrument généreux de Christopher Lowrey en Mars fascinant qui culmine à l’Acte II dans l’amer Ah che troppo lusinga [lire nos chroniques du 9 juillet 2013, du 28 novembre 2015, des 30 juin et 17 septembre 2016], enfin la superbe insolente de Rupert Enticknap, Mercure souple et facile – LA voix de la soirée [lire nos chroniques de L’incoronazione di Poppea, L’opera seria, Hamlet et Lost Highway]. Le couple querelleur trouve lui aussi bonne mesure, avec le ténor Carlo Allemano, Jupiter agile qui ménage subtilement la nuance et se joue de la registration parfois intermédiaire du rôle [lire notre chronique de Didone abbandonata, entre autres], et la fulgurante Junon de Julie Boulianne, mezzo très présent au service d’un personnage attachant [lire nos chroniques de Don Giovanni, Pinocchio, Saint François d’Assise et Roméo et Juliette à Toulouse et à Paris].
Sous l’œil constant du cygne de la Léda de Véronèse, d’abord en rideau de scène puis en tapisserie du grand escalier dans le décor sur deux niveaux d’Herbert Murauer, les descendants de Saturne s’ébrouent en mode buffo. Dans la vêture tapageuse conçue par Julia Katharina Berndt, ils dialoguent autour d’une grande table, tour à tour support d’un banquet familial, des offrandes d’Apollon, des frictions copulatoires de Vénus et Mars, etc. De cet opéra-machine dont il n’était sans doute pas question de reproduire les grands effets, Jetske Mijnssen signe une mise en scène exclusivement domestique qui ne saurait y suppléer dignement. Bien qu’il s’y passe toutes sortes de choses, partout et en même temps, selon un principe aveuglant de surcharge, le spectacle souffre d’un manque cruel d’inventivité. De fait, face à ce show souvent grossier, parfois vulgaire, pas un rire jusqu’à l’entracte, les rares à fuser durant la seconde partie pouvant bien n’être engendrés que par les alcools consommés au foyer… Pourtant, la pièce pourrait, croyons-nous, s’avérer réellement drôle, à ne se point contenter d’une superficielle accumulation de gags. Le monde de cette production se résume à la seule histoire familiale – ô combien confuse, d’ailleurs –, comme déjà c’était le cas de l’Orfeo de l’artiste néerlandaise [lire notre chronique du 4 février 2016], sans entrevoir jamais la tectonique du désir. Avouons nos réticences à s’en contenter.
BB