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Chroniques
La forza del destino | La force du destin
opéra de Giuseppe Verdi
Il aura fallu attendre près de trente ans pour revoir La force du destin sur la scène de l'Opéra de Paris, curiosité spécifiquement française quand on constate que l'œuvre est régulièrement distribuée partout ailleurs. Sans chercher à nier ses contraintes et ses faiblesses, on ne peut que constater la désaffection de la capitale pour cet ouvrage majeur de Verdi. Parmi les obstacles se trouve le défi posé par la mise en scène d'un livret complexe et improbable. Musicalement, la partition exige un lyrisme à flux tendu, brassant tension mélodramatique et légèreté de scènes de genre. L'écriture vocale se révèle relativement ingrate pour des solistes très sollicités sur la durée mais, au final, prisonniers de rôles peu crédibles.
L'option choisie pour cette nouvelle production est celle d'une version dite « intégrale », option de nos jours incontournable pour attirer un public nombreux. Précisons toutefois que Jean-Claude Auvray n'a pas poussé le degré d'exactitude jusqu'à réintroduire l'invraisemblable suicide d'Alvaro – telle qu'il figurait à la création (Saint-Pétersbourg). Pour le reste, on lui saura gré d'avoir pensé à la présence d'intertitres pour démêler l'écheveau de l'intrigue combinant conflits religieux, ethniques et familiaux. Tout commence comme un vaudeville viscontien, à l'exception près que la mort accidentelle du père érige l'accident domestique en coup du destin et donne lieu à une course-poursuite jusqu'au crime d'honneur comme point passionnel culminant et apothéose de l'extravagance. Le déplacement del'action à l'époque du Risorgimento peut paraître arbitraire. On pense au Guépard ou à Senso, même s'il faut bien reconnaître que La Traviata se prête plus naturellement au prisme viscontien que La forza del destino. Le contexte historique permet l'apparition furtive du slogan VIVA VERDI, célèbre acronyme crypté du nationalisme italien.
Ni désagréable, ni franchement provocateur, le travail de Jean-Claude Auvray livre à des chanteurs pas toujours bons acteurs un espace dans lequel s'exprimer à leur aise. Le principe des toiles peintes et des circulations latérales présente le double avantage d'ouvrir la scène à une dimension panoramique et d'offrir une relative lisibilité aux incessants changements de lieux de ce maelström narratif. La dimension symbolique des panneaux est moins importante que leur fonction purement visuelle ou esthétique. Seule la toile représentant l'intérieur bourgeois du premier acte est utilisée comme symbole d'un passé douloureux, déchiré (au sens propre du terme), dans lequel gît Leonora, prostrée au fond de sa grotte. On admire çà et là les variations sobres et abstraites de ciels nuageux ou bien encore cette procession se découpant en ombres chinoises sur fond bleu-Klein. Les détails des éclairages et des costumes sont réglés avec une minutie extrême, surtout en ce qui concerne les combinaisons de tonalités et de couleurs. L'aspect cinématographique balaie toute perspective intellectualisante – de toutes manières, l'œuvre ne s'y prête guère.
Côté chant, on doit s'accoutumer à l'incidence des panneaux sur la réverbération naturelle des voix. Ce n'est qu'une fois cet obstacle surmonté que l'on peut enfin apprécier les forces en présence sur le plateau.
La Leonora de Violeta Urmana ne manquera pas de diviser les tenants d'un lyrisme éperdu et les amateurs d'incarnation physique du personnage. Les premiers regretteront une expressivité en retrait sans pour autant nier qu'elle tient son rôle avec l'autorité d'une ligne vocale ne reniant pas ses origines de mezzo-soprano. La stabilité de l'assise contraint des aigus peu malléables qu'elle conquiert plus qu'elle ne les atteint (le fameux si final de Pace, pace moi Dio). Indisponible durant les premières représentations, Marcelo Alvarez incarne un Alvaro tout en fragilité et sans effets pyrotechniques outranciers. Le premier duo Ah ! per sempre, o mio bell'angiol manque singulièrement de relief, avec une matité de timbre inquiétante. La vaillance de l'expression est souvent prise en défaut, le médium se délite parfois et il faut attendre l'air O tu che in seno agli angeli au troisième acte pour prendre pleinement la mesure de ses possibilités enfin retrouvées. Le Don Carlo de Vladimir Stoyanov est trop à fleur de notes pour élever l'expression au delà de la simple probité vis-à-vis de la partition. L'engagement se dérobe dans Urna fatale del mio destino et il ne parvient pas à créer la tension nécessaire à ce moment-clé.
Kwangchul Youn met un peu trop de Gurnemanz dans son Padre Guardiano, mais en cohérence avec la componction du rôle, un rien figé dans le paternalisme bougon. Le Fra Melitone de Nicola Alaimo est une pleine réussite et fait espérer un prochain Falstaff, plus en adéquation avec les capacités vocales et expressives de ce jeune baritono buffo. La Preziosilla de Nadia Krasteva ne brille réellement que dans l'inénarrable Rataplan, toujours aux prises avec des sauts d'intervalles périlleux et une ductilité dans les aigus pas toujours au rendez-vous.
Dans la fosse, Philippe Jordan conduit ses troupes d'un geste puisant très loin dans le détail de la partition. Son italianité est proche de ses interprétations mozartiennes, confiant à un phrasé impeccable le soin d'exprimer toute l'émotion qu'il estime nécessaire. Tant pis pour les débordements effusifs qui emportent le chant loin de la mesure exacte de l'écriture. Le choix de la version de Milan déplace l'ouverture et son célèbre thème du destin à la fin du premier acte. L'œuvre débute in medias res, ce qui concentre d'emblée l'attention et donne à la mélodie une fonction de matériel thématique. L'élégance irréprochable du solo de clarinette à l'Acte II est à l'image de ce Verdi sage et raffiné à la fois.
DV