Chroniques

par bertrand bolognesi

La grève – Terre sans pain
films d’Eisenstein et de Buñuel – musiques de Jodlowski et Matalon

Manca / Théâtre Francis Gag – Espace Magnan, Nice
- 5 et 6 novembre 2005
La grève, film d'Eisenstein pour lequel Pierre Jodlowski conçut une partition
© dr

Avec une nouvelle édition intitulée L’œil à l’écoute, il paraît naturel que le festival Manca propose des ciné-concerts. Aussi ce dimanche est-il l’occasion de revoir La grève (Стачка), le film que Sergeï Eisenstein réalisa en 1924 [photo], soutenu par la musique électroacoustique conçue par Pierre Jodlowski pour la Cinémathèque de Toulouse, il y a quelques années (création à Blagnac le 8 avril 2000). Une fois de plus frappe la facture symphonique d’une réalisation qui tente de s’approprier les tenants et aboutissants de la théorie de l’attraction|répulsion chère au cinéaste soviétique. La sensibilité de certains effets vient exalter la pellicule – comme, par exemple, le bruit du projecteur qui s’amplifie, cesse brutalement, cédant au silence absolu lors du suicide d’Iakov Stronguine, un ouvrier à tort accusé de vol qui se pend. Eisenstein nourrit son film de certains traits d’humour, d’inventions inouïes (la montre / appareil photographique, des années avant James Bond…), poussant la société qu’il révèle jusqu’au surréel, avec cet étrange Royaume des chats pendus dont on demande au souverain et à ses sbires d’attiser la grève par des provocations criminelles pour justifier une répression assassine.

C’est placé le festival sous la lumière d’un cinéma non pas de propagande, comme le désigne, avec une outrecuidante assurance, un certain esprit d’aujourd’hui cependant volontiers esthète, mais plutôt d’un cinéma engagé, mieux encore militant, partant que cette répression qu’on y expose, pour excessive qu’elle paraisse, s’avère d’une criante autant que triste actualité. Alors qu’il semble ne choquer personne que certains sociologues respectés publient des études sur la pauvreté en France en faisant l’impasse sur les gens de la rue, comme s’ils étaient au-delà même de la notion de pauvreté au nom de laquelle on les exclut d’une statistique ainsi faussée – n’est-ce pas reconnaître ainsi la dite pauvreté comme valeur bourgeoise ? –, la projection de Terre sans pain (Las Hurdes), film documentaire réalisé par Luis Buñuel en 1932 dans une région alors méconnue, insalubre et inhumaine, est non seulement intéressante et peut-être courageuse, mais absolument nécessaire. Malheureusement, elle désigne le culturel et l’artistique comme rare lieu de résistance.

Sur Traces II de Martín Matalon, dont nous vous parlions récemment, interprété ce soir par l’altiste Gilles Deliège, la voix au grain particulièrement chaud du comédien colombien Miguel Borras s’avère d’une présence nettement plus passionnante que la soporifique psalmodie entendue à l’Auditorium du Louvre [lire notre chronique du 13 mars 2005]. Tout en cherchant à se désinvestir des affects que le texte à dire pourrait provoquer, cette voix d’une musicalité saisissante bouleverse – par exemple : « les chemins sont difficiles et les chaussures sont rares », simple et affreux –, car neutralité n’est pas ici comprise comme distance.

On a dit aussi de cette part de l’œuvre de Buñuel qu’elle était de propagande… Qu’est-ce que cela veut dire, au juste ? La mise en scène serait-elle un art exclusivement réservé à magnifier les habitus d’un certain monde, à révéler le bonheur comme valeur marchande ? Ou alors, doit-on comprendre que filmer d’une certaine manière, dans une lumière choisie, une narration calculée, une dynamique particulière, tout ce qui va bien et qui n’interroge ouvertement personne tout en distillant souterrainement en chacun de nous un doucereux poison narcotique, c’est aussi faire du cinéma de propagande ?

BB