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Chroniques
La grotta di Trofonio | L'antre de Trophonius
opéra d’Antonio Salieri
Aristone, vieillard vaguement savant, veut marier ses filles. Quoi de plus simple lorsque la plus studieuse soupire pour un jeune homme studieux, que la volage aime un jeune homme volage, et que les prétendants sont tous deux d'excellents partis ? C'est sans compter avec la grotte enchantée du magicien Trofonio. Si vous la visitez, prenez surtout bien garde d’en ressortir par la même porte que celle qui vous y fit pénétrer, ou votre caractère s'en trouverait immanquablement inversé, ce qui n’est pas sans désagrément... Aussi simple qu'elle soit, l'idée engendre des situations cocasses que l'imagination de Marcial Di Fonzo Bo, signant ici sa première mise en scène d'opéra, souligne avec brio, jusqu'à provoquer plus d'un éclat de rire.
D’emblée ridicule, le père collectionne squelettes, insectes et poissons séchés dans un intérieur bourgeois où de mièvres portraits de sa progéniture en bas âge fait sourire. Toujours occupée à s'amuser, Dori dispense une énergie qui n'est qu'agitation futile, tandis qu'Ofelia pourrait bien n'être qu'une rêveuse jouant la savante en toute bonne foi. Les amoureux ne sont pas en reste : Plistene est tout effet de manches et de mèches, rires stupides et fébrile excitation sensuelle, jusqu'à la balourdise, le sombre Artemidoro figurant une sorte de gris repoussoir verrouillé à l'humeur timorée. L'omniprésence d'une domesticité réglée à la baguette accentue tout ce qu'un tel monde peut avoir de drôle lorsqu'on le mêle, déstabilisant une étiquette qui retrouve toujours ses marques.
Le plus beau, c'est que la férocité de cette vision des personnages reste d'une tendresse déroutante, car, au bout du compte, ils sont bel et bien aimables ! Aussi, la réussite est-elle totale : ce soir, le public ne peut préserver la réserve de bon ton, et fait entendre presque autant de rires et d'esclaffements que la scène offre de vocalises.
Dans le jardin, deux colonnes surmontées de lettres lumineuses – LA GROTTA – désignent l'emplacement de la fameuse grotte, une affiche annonce Trofonio comme aux abords d'un cirque, le charlatan lui-même vit dans une caravane : tout un monde magique évoqué sans mystère, comme une attraction vulgaire relevant du taudis de foire. De là ressort un Plistene soudain tout de blanc vêtu, vantant les penseurs antiques, et un Artemidoro bondissant qui jette chemise et pantalon dès qu'il revoit sa belle épouvantée ! Rien n'y fait : Ofelia ne rend pas sa sagesse au satyre, de même que Dori, même à l'aide d'un verre d'eau, ne réveille pas son monacal soupirant. Bref, elles les fuient, Aristone n'y comprend goutte. Lorsqu'au deuxième acte les garçons ont retrouvé leur identité, les donzelles s'aventurent dans le jardin, Trofonio les invite dans la grotte, et ainsi de suite.
Voilà qui aurait facilement pu être ennuyeux. Mais l'inventivité de Marcial Di Fonzo Bo dépasse largement ce comique un peu faible du livret, transcendant les figures jusqu'à l'absurde par des options exquisément outrées dont on se souviendra longtemps. Tout finira par rentrer dans l'ordre, les amoureux seront unis, si ce n'est que, trop curieux, le pauvre Aristone se verra changer en irrésistible gallinacé.
En fosse, Christophe Rousset et ses Talens Lyriques s'avèrent les complices pleins d'esprit de cette effervescence scénique, soutenant judicieusement le moindre ressort et chaque intention. Le plateau vocal n'est pas en reste. Olivier Lallouette est un père efficace, Carlo Lepore un Trofonio convaincant au timbre majestueux, tandis que les quatre jeunes gens sont parfaitement caractérisés. Marie Arnet offre une légèreté délicieuse à Dori, alors qu'Ofelia est avantageusement servie par le chant toujours bien mené de Raffaella Milanesi. Enfin, si Mario Cassi est un Plistene attachant et irréprochable, Nikolaï Schukoff compose un Artemidoro à couper le souffle : ne se contentant pas d'une présence scénique qui perce l'écran, il est le seul à jouer sur la caractérisation de sa voix lors de l'inversion de la personnalité du rôle, ce qui est non seulement fort bienvenu mais excellemment réalisé. Avec un timbre riche, un organe toujours vaillant, un vrai sens de la nuance, il sert magnifiquement une musique qu'il rend avec superbe au théâtre.
La résurrection valaisanne de cette Grotta di Trofonio, créée à Vienne à l'automne 1785, pourrait bien être une révélation, car qui imagine aujourd'hui un Salieri si farceur, après le sombre portrait qu'en imposèrent Rimski-Korsakov et Forman ?
BB