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Chroniques
La nonne sanglante
opéra de Charles Gounod
Opéra de jeunesse rare, créé en 1854 salle Le Peletier, et annonciateur d’une œuvre lyrique conséquente, La nonne sanglante de Charles Gounod fait un superbe retour en France grâce au bel esprit de redécouverte de trésors nationaux en vigueur à l’Opéra de Saint-Étienne [lire nos chroniques de La Navarraise, Le marchand de Venise, Dante, Don Quichotte, Hamlet et Lancelot]. Ainsi se poursuit l’évolution du curieux personnage légendaire, issu du folklore médiéval allemand (la Nonne de Thuringe), puis devenu icône du romantisme d’épouvante de part et d’autre de la Manche (notamment dans le chef-d’œuvre de Matthew Gregory Lewis, The Monk, 1796) et enfin amoureuse innocente, fidèle par-delà la tombe, selon les librettistes Scribe et Delavigne visant le grand public parisien. Cette nonne représente aujourd’hui la femme et la Terre, d’après la note d’intention très contemporaine du metteur en scène Julien Ostini [lire notre chronique de Philémon et Baucis].
Le féminisme et le soin de l’environnement pourraient aussi bien convenir à Gounod qui fut lancé sur la route lyrique, en toute amitié, par Pauline Viardot et qui, une décennie plus tard, composera le grand opéra-comique Mireille (1864) sur un poème épique provençal de Frédéric Mistral [lire notre critique du DVD]. Quoi qu’il en fût, le spectacle offert aujourd’hui nous plonge d’entrée dans un monde apocalyptique, traversé d’aurores boréales, de bourrasques de neige rouge et de rites fantastiques au pied d’immenses statues, une planète glacée que peuplent deux clans en pleine lutte. Avec ce nouveau sommet de créativité, cinq ans après un mémorable Faust ici-même [lire notre chronique du 8 juin 2018], Julien Ostini repousse ses limites en offrant un spectacle visuel extraordinaire, à la hauteur de récentes superproductions cinématographiques de science-fiction. Avec beaucoup d’audace dans les décors et les costumes pour lesquels l’assiste Véronique Seymat, il s’agit moins de transposer l’histoire dans une humanité future déboussolée par la crise environnementale que d’adapter la mise en scène de l’ouvrage – avec par exemple, en 1854, l’éclairage au gaz – à des moyens plus modernes, étonnants et maîtrisés – sans vidéo : les effets spéciaux relèvent plutôt d’une impressionnante conjonction de styles.
Sous des cieux assombris, face aux grandes crues et aux icebergs, des survivants en habits fourrés, marqués de symboles primitifs et de peintures de guerre, donnent de la voix de riche manière, unie, variée, onirique ou dramatique. Le Chœur lyrique Saint-Étienne Loire triomphe et fait même merveille selon les situations, souvent en tant que pilier de fastueux tableaux. Pour camper les hommes avides, chacun dans sa quête égoïste, le défi n’est pas moindre pour les solistes, pris dans des rôles exigeants mais passagers, à l’exception du héros Rodolphe, quasi-omniprésent. La plupart s’expriment dans un registre de douceur, habillés d’un élégant et vivifiant accompagnement orchestral.
Ainsi la basse chantante Thomas Dear (Pierre l’ermite), très imposante au premier acte, se montre mélodieuse et maîtresse du verbe, à la fois grave et mielleuse [lire nos chroniques de Richard III, Arabella, Le prophète, Semiramide, Amelia goes to the ball, Guillaume Tell et Requiem]. Le comte Luddorf est tenu par le baryton Jérôme Boutillier avec puissance, autorité et une belle nervosité, avant de s’exposer vraiment au dernier acte, dans tous ses tourments extraordinaires et avec un air très délicat, salué par une large ovation [lire nos chroniques de Carmen à Genève, La nonne sanglante et La reine de Saba]. Également avec force, la basse Luc Bertin-Hugault incarne le baron Moldaw, la palme de l’endurance revenant à Florian Laconi tant il se multiplie en Rodolphe, vibrant d’humanité, chantée au centre de tous les rebondissements ou presque. Fervent ou délicat, seul et bravache ou tendre amoureux en duo, le très expérimenté ténor franco-italien parvient, au cours du drame, à faire gagner en noblesse et en romantisme son exigeant personnage [lire nos chroniques de Turandot, Mireille, Le roi d‘Ys, L’heure espagnole, Carmen à Avignon et à Saint-Étienne, Faust, Les contes d’Hoffmann, Hérodiade, Tosca, Die Zauberflöte et Frédégonde].
Dans Agnès, le rôle féminin le plus en vue, Erminie Blondel brille par intermittence, suivant l’argument échevelé de l’opéra. Le soprano paraît d’abord fluet mais vite savoureusement cristallin. De grandes émotions sont palpables dans le jeu de scène, ainsi la révolte contre l’ordre paternel, et de beaux ornements naturellement épars s’ensuivent jusqu’au magnifique air final, comme en état de grâce [lire notre chronique d’Ariane et Barbe-Bleue]. De même, le soprano de Jeanne Crousaud (Arthur) commence par sembler un peu fragile, puis atteint sa cible avec un premier air radieux, admirable de galanterie et de souffle. De petits bijoux de vocalises, ainsi qu’un remarquable sens du vers chanté et une intéressante générosité d’actrice en font une cantatrice à suivre avec attention [lire nos chroniques du Pré aux clercs, de La sirène et L’Odyssée]. Enfin, dans l’ingrat rôle-titre, le mezzo profond et secret de Marie Gautrot donne toute satisfaction, sentencieux en premier lieu, puis plus intense et séducteur [lire notre chronique d’Eugène Onéguine]. Mentionnons aussi, pour la brève pastorale de l’Acte III, l’éclatant soprano de Charlotte Bonnet (Anna) en duo avec le ténor ému de Raphaël Jardin (Fritz).
Dirigé avec précision par Paul-Emmanuel Thomas, l’Orchestre Symphonique Saint-Étienne Loire tient toutes les promesses de cette partition gourmande. Suspense, déchirement, ombres, goût du sang... Le climat naturel comme par divers sorts jetés depuis la fosse par des musiciens envoûtants, à mesure que le mythe de la Nonne entraîne de plus en plus loin dans l’incroyable. Mieux que les quelques chansons à boire, il faut écouter certaines secousses exaltées, comme des ondes de choc, lors d’altercations sur scène ou bien découlant de l’épanchement lyrique en rapport avec les pensées métaphysiques (de Rodolphe comme de Gounod). Les fabuleuses vertus de la musique d’opéra sont à saisir et, quand à cela s’ajoute la grâce de six danseuses aux mille couleurs, revisitant le ballet avec de nouvelles inventions au quadrille, à la contredanse, le charme est tout prononcé. Bravo à Alice Botelho, Alice Bounmy, Claire Camus, Mylène Mey, Sarah Perret-Vignau et Nitya Peterschmidt pour ces rondes, chorégraphiées par Florence Pageault, qui emportent et font rêver.
FC