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Chroniques
La Passion de Jeanne d’Arc
film de Carl Dreyer – polyphonies sacrées des XIVe et XVe siècles
Chaque année, le Salzburger Festspiele débute par une Ouverture spirituelle, l’occasion d’explorer le répertoire sacré à travers plusieurs mises en regard, parfois avec les traditions musicales religieuses d’autres horizons ou avec des inspirations plus contemporaines. L’édition 2018 ne déroge pas à cette habitude, comme en témoignait sa première soirée, hier, consacrée à l’exécution de Passio et mors Domini Nostri Jesu Christi secundum Lucam (1966), l’oratorio de Penderecki, puis à la projection d’Il Vangelo secondo Matteo (1964), le film de Pasolini. Dans ce cadre s’inscrit un cycle de cinq concerts intitulé Zeit mit Ustwolskaja.
À la Kollegienkirche sont réunis les voix de l’Orlando Consort et les musiciens de l’ensemble Klangforum Wien. Ils ne joueront toutefois pas ensemble, lors de ce concert inaugural de l’événement. Tout d’abord, nous entendons la Symphonie n°5 « Amen », dernière œuvre de la compositrice russe, en 1990, qui cultiverait plus tard un silence impénétrable, jusqu’à sa disparition en 2006. L’œuvre fut créée à New York par l’ensemble Continuum, le 19 janvier 1991. Elle convoque un instrumentarium dont frappe l’originalité : un récitant, un hautbois (Markus Deuter), une trompette (Anders Nyqvist), un tuba (József Bazsinka), un violon (Annette Bik) et un cube de bois (Björn Wilker) – cet instrument impressionnant qu’Oustvolskaïa conçut elle-même en 1972, pour sa Composition n°2, qui requiert d’énormes maillets et de vigoureux avant-bras. Une mélopée du hautbois dialogue avec une scansion musclée, immuable, sur le bois et le doux vrombissement grave du tuba, la voix d’Evert Sooster déclamant en langue russe Père, Père, Père, notre Père (« Отец, Отец, Отец, наш Отец »). Si cette invocation gagne une emphase évidente, fidèle à l’indication espressivo, sans doute faut-il voire dans le caractère répétitif des autres lignes autant de prières confiées aux instruments. Une sévérité mystérieuse propage son aura intense dans l’église, d’autant que Klangforum est placé derrière le public, à l’entrée de l’édifice, situation qui favorise l’envahissement sonore. Sous la direction d’Ilan Volkov, la formation viennoise livre une interprétation infiniment concentrée, dense, qui ne dédaigne pas de soigner les timbres, magnifiés par l’acoustique comme par la blancheur immaculée de la voûte.
Sans entracte, The Orlando Consort, installé à l’opposé, dans le chœur, juste sous l’écran, entame un récital qui emprunte à la littérature vocale chrétienne des XIVe et XVe siècles. Commence alors, sur la toile, les terribles minutes d’un procès célèbre, vues par Carl Theodor Dreyer. Ainsi retrouvons-nous les larmes de Renée Falconetti, la ferveur presque effrayante dans le regard d’Antonin Artaud, avec La Passion de Jeanne d’Arc, film muet de 1928 que nous n’avions pas vu depuis deux décennies. La projection gagne encore en relief et en puissance avec les voix de Matthew Venner (contre-ténor), Mark Dobell, Angus Smith (ténors), Donald Greig (baryton) et Robert McDonald (basse), chantant Dufay, Binchois, Grossin, Legrant, Loqueville, Lebertoul et bien d’autres, dont quelques anonymes. Sans conteste mis en condition par la symphonie liminaire, l’on reçoit ce chef-d’œuvre du cinéma avec une émotion grandissante, l’indignation voire la peur face à la férocité du tribunal religieux, un effondrement compassionnel pour la bergère devenue guerrière illuminée, enfin ce sentiment d’appartenance qui élève l’humain jusqu’au sacré. Parce que ces images sont extraordinaires, parce que la prestation musicale est exceptionnelle, cette déréliction qui nous avait habité lors d’une première approche du film ne trouve, cette fois, aucun chemin. Grand moment que cette première soirée Oustvolskaïa, donc !
BB