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Chroniques
La princesse jaune – Djamileh
opéras-comiques de Camille Saint-Saëns et de Georges Bizet
Deux feux follets du printemps 1872 peuvent laisser de profondes brûlures. Tout près d’un siècle et demi après leurs créations presque simultanées salle Favart, les opéras-comiques La princesse jaune de Camille Saint-Saëns et Djamileh de Georges Bizet renaissent avec succès sur les planches de l’Opéra de Tours, coproducteur du spectacle avec le Palazzetto Bru Zane. L’Ouverture délicieuse du troisième ouvrage lyrique de Saint-Saëns est menée par la baguette dynamique et assurée de Laurent Campellone [lire nos chroniques du 20 janvier 2006, du 21 juin 2009, du 7 mars 2010, des 29 mai, 9 novembre et 4 décembre 2012, des 17 mai, 1er juin, 24 septembre et 8 novembre 2013, du 16 février 2014 et du 20 juin 2019]. Doux matelas ondulant, l’Andantino est une merveille, comme les arpèges de la harpe, avant l’étincelle joyeuse de l’Allegro giocoso et la fraîche réexposition par un Orchestre maison savamment exotique, délié, de la belle profondeur.
Leurre de l’orientaliste passionné Kornélis, la dite princesse jaune n’est, dans le livret de Louis Gallet, qu’idole de papier dans l’atelier de ce jeune artiste déboussolé. Ainsi, dans la mise en scène très cohérente et efficace de Géraldine Martineau, cette icône orne-t-elle un côté de l’intérieur contemporain, au bureau central faussement négligé et aux longs rideaux de gaze. Les personnages semblent d’abord de simples meubles déplacés par une intrigue sentimentale faible mais étrange. Léna, cousine et amoureuse secrète de Kornélis, se montre jalouse de cette créature du japonisme, appelée Ming. Un philtre et un déguisement mettront Kornélis à l’apprentissage, par une épreuve légère à l’issue moins iconoclaste que candide.
Par un chant clair et agréable, doublé d’une diction remarquable, le ténor Sahy Ratia se joue des invraisemblances du rôle de Kornélis [lire nos chroniques des 21 mai, 4 octobre et 13 novembre 2019], tandis que le soprano Jenny Daviet [lire nos chroniques de Dido and Æneas et de Pelléas et Mélisande] fait de Lena, harpie bourrée de sensiblerie, l’audacieuse interprète française à l’assaut de vieilles mélodies originales et d’images délirantes du rêve nippon affolant le brave jeune homme. Les airs sont brefs, hachés mais la magie opère grâce à la puissance hallucinatoire de la musique. Le fin esprit voyageur du compositeur se ressent notamment dans la fougue et le désir traversant le long duo final. De même, le tout premier thème de La princesse jaune captive à chaque recours et domine largement tous les effetsscéniques qui peinent à illustrer l’appel de l’Orient.
Plus brillant encore, Djamileh livre tout le génie de Bizet. De l’Ouverture, d’abord sèche et saccadée puis époustouflante par sa faculté à transporter l’imagination à travers un jeu d’esprit subtil et amusant, jusqu’à la puissance mélodramatique de la scène finale, lancée en finesse par la fosse, en passant par de virtuoses ensembles vocaux, hissés au sommet du genre, le lyrisme est assez maîtrisé pour en faire notre royaume idéal – Shangri-La, Eldorado... la destination compte moins que le voyage, même à la découverte de l’Extrême-Orient en suivant les mers du Sud. Le compositeur, qui n’a pas tant parcouru la planète, sait tenir un fabuleux discours, par-delà le livret, si peu dramatique, de Louis Gallet, à nouveau.
Fort heureusement, la réalisation de Géraldine Martineau suit le mouvement avec fidélité et innovation. La scénographie de Salma Bordes place trois grands moucharabiehs en fond de scène, actionnés comme des portes en évolution discrète avec le récit, situé au Caire. D’un contraste clair et net, les lumières d’Olivier Oudiou et leurs ombres tombantes amènent beaucoup de mystère et de chaleur. La créativité n’est pas en reste dans les costumes de Léa Perron, chic simple contemporain pour les hommes, charme presque fatal pour les esclaves féminines qui apparaissant telles des figures de mode des années soixante.
Si bien dessinés, les personnages trouvent leur voix, à commencer par le mezzo Aude Extremo, doté d’un instrument unique, fascinant dans les graves, à même d’amplifier la simple poésie tragique du livret, particulièrement dans le lamento [lire nos chronqiues de L’enfant et les sortilèges, Semiramide, Les Troyens, La Périchole, Les contes d’Hoffmann et Requiem K.626]. Sahy Ratia donne de l’éloquence aux vers opiacés d’Haroun quand il n’échange pas crânement avec le fidèle Splendiano, rôle bien endossé par le baryton Philippe-Nicolas Martin, juste et de belle ferveur [lire nos chroniques du 20 septembre 2016, du 9 juin 2017 et du 18 janvier 2019]. Enfin, le Chœur de l’Opéra de Tours relève de ses clameurs le cœur du spectacle dans des instants comme cloués où l’héroïne se consume entre danse et réticence. Quand le visage et l’âme, saisissants, empruntent leur désarroi à la splendide symétrie de l’espace scénique, Djamileh renouvelle le romantisme.
FC