Chroniques

par katy oberlé

La rondine
opéra de Giacomo Puccini

Teatro Regio, Turin
- 18 et 19 novembre 2023
Pierre-Emmanuel Rousseau signe LA RONDINE de Puccini au Teatro Regio de Turin
© andrea macchia | teatro regio torino

Il faut remonter trente saisons lyriques en arrière pour trouver une représentation de La rondine représentée sur la scène turinoise : c’est dire si cette nouvelle production est attendue ! Alors que la maison – comme toute l’Italie et pas seulement elle – fêtera en 2024 le centenaire de la disparition de Puccini, elle associe à son propre cinquantenaire l’ouvrage mal aimé du maître de Lucca, cet opéra français par l’argument mais auquel l’ancrage mondain, à l’inverse de La bohème, et une certaine facilité du sucre mélodique valurent le dur qualificatif d’opérette : eh oui, le nouveau Teatro Regio, signé par l’architecte piémontais Carlo Mollino qui l’érigea Piazza Castello, au même endroit que celui de Filippo Juvarra (1740) qui avait brûlé dans la nuit du 8 au 9 mai 1936, fut inauguré par Les vêpres siciliennes de Verdi, le 10 avril 1973. De fait, le metteur en scène Pierre-Emmanuel Rousseau [lire nos chroniques de L’amant jaloux, Il barbiere di Siviglia et Le comte Ory], qui, à l’instar d’un Stefano Poda par exemple, réalise les costumes et la scénographie en plus de la conception générale et de la direction d’acteurs, a décidé de transposer l’intrigue en 1973, ce qui est aussi l’occasion de quitter l’ambiance de la jonction de l’art nouveau à l’art déco pour inviter le cinéma français, les fêtes parisiennes et la mode dans une production très seventies, avec son lot de sexe sans amour et de stupéfiants en tout genre. Mais plutôt que de se contenter d’évoquer cet univers, Rousseau le fait en le fondant au Regio lui-même, ce qui, pour n’être encore qu’une impression en début de soirée, se fait évident avec la reproduction du foyer du théâtre en guise de Bal Bullier, arborant de faux airs du Palace, le fameux club de la rue du faubourge Montpartre. Le résultat est non seulement brillant quant à l’imagination, amusant avec son aréopage de tatoués et de transformistes dont Carmine de Amicis a chorégraphié les interventions, mais il fait mouche sur le plan d’une actualisation presque féministe du propos et, surtout, sur le plan de l’émotion. Assisté par Guillemine Burin des Roziers pour les décors et par Jean-François Martin quant à la direction elle-même, Pierre-Emmanuel Rousseau se distingue donc par ce travail efficace et bien pensé, soigneusement mis en lumière par Gilles Gentner.

Afin d’offrir au public de nombreuses dates, le Teatro Regio a opté pour la double distribution. Aussi avons-nous décidé d’aborder samedi l’une et l’autre dimanche, ce qui, conduisant bien sûr à l’exercice de la comparaison des voix, marque à quel point la mise en scène tient la route : la voir deux fois, d’un jour à l’autre, aurait sévèrement lassé s’il n’en était pas le cas. Au personnage principal, la belle Magda de Civry, le soprano Carolina López Moreno apporte un charme fou, une douceur toujours caressante que sert un aigu d’une souplesse inouïe [lire notre chronique de Madama Butterfly]. À l’opposé, le personnage campé par l’excellente Olga Peretyatko est plus impérieux, cachant son insécurité par une classe très diva, par moments un peu froide, mais toujours dotée d’un chant généreux, un chant qui dit tout ce que l’attitude en scène peut masquer [lire nos chroniques d’Otello, Rossignol, Alcina, L’elisir d’amore à Lausanne, I puritani, La fiancée du Tsar, La clemenza di Tito, Rigoletto et Adelaide di Borgogna]. Lisette vocalement un peu dure, Marilena Ruta [lire notre chronique de L’aio nell’imbarazzo], dont satisfait la franche intonation, cède avec avantage le rôle de Lisette à la plus probante Valentina Farcas, soprano frais et incisif qui convainc largement [lire nos chroniques d’Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny et de La campana sommersa]. On applaudit également le mezzo-soprano Xenia Chubunova distribué en Gabrilla et Suzy irréprochables, ainsi que les soprani Amélie Hois (Yvette, Georgette) et Irina Bogdanova, au timbre attachant (Lolette, Bianca).

Côté messieurs, deux personnages font également l’objet d’une double distribution, et ce sont deux parties pour ténor. Il convient d’oublier le Prunier tonitruant et faux de Marco Ciaponi qui, avec des tels atouts, séduit les cocottes uniquement parce que c’est écrit dans le livret [lire nos chroniques de Manon Lescaut, Così fan tutte et La sonnambula] ! À ce braillard on préfère le lumineux Santiago Ballerini, charmant à souhait, vaillant sans heurt et d’une expressivité toujours raffinée [lire notre chronique d’El sueño de una noche verano] – qui ne craquerait pas ?... On retrouve le timbre d’or d’Oreste Cosimo en Ruggero de belle tenue, phrasant agréablement ses élans et emplissant aisément l’espace [lire nos chroniques de La bohème à Nice et à Torre del Lago]. En revanche, Mario Rojas semble en légère méforme, avec un aigu souvent incertain. Grande voix, le baryton-basse Vladimir Stoyanov offre à une assise robuste et un chant contenant toute l’ambigüité morale du protagoniste. Ne manquons pas de féliciter les comprimari : la basse Rocco Lia (Crébillon), le baryton Matteo Mollica (Périchaud, Rabonnier), enfin le ténor efficace de Paweł Żak en Adolfo et Gobin.

De cette partition raffinée qui fut créée à Monte-Carlo en 1917, Francesco Lanzillotta livre une lecture gourmande qui, tout en profitant d’une écriture très colorée, souligne habilement le désenchantement des personnages. En saine complicité avec chaque soliste comme avec la mise en scène, le maestro italien [lire nos chroniques de Torvaldo e Dorliska, Lucia di Lammermoor, L’elisir d’amore à Macerata, Aida, La bohème à Munich et Bastarda] mène la fosse au sommet d’une sensibilité frénétique qui bouleverse. Minutieusement préparés par Ulisse Trabacchin, les artistes du Coro Teatro Regio Torino font un sans faute de toute beauté.

KO