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Chroniques
La traviata | La dévoyée
opéra de Giuseppe Verdi
La « traviata ». Autrement dit la « dévoyée ». Plus que la v.o., c’est ici la v.f. qui pose d’emblée la base, le cadre et le milieu où évoluent les personnages et tout particulièrement l’héroïne de l’opéra co-écrit par messieurs Verdi et Piave. On comprend qu’il ne s’agit pas vraiment d’une histoire de jeune novice aux prises avec la découverte soudaine, inattendue et évidemment culpabilisante pour elle, d’un penchant ébloui pour un jeune mâle croisé dans la rue, mais bien plutôt d’une sordide histoire d’attirance ressentie par une professionnelle du sexe, dans le monde parisien, chamarré, interlope, affairiste et bourgeois de Napoléon III, où ces messieurs du Beau-Monde se délassent et se prélassent dans les bordels chics, où le jeu et l’argent le disputent à celui de la chair, exploitant à loisir tout un éventail de filles dites « faciles », louant leur corps pour survivre tant que le poids des ans le leur permet.
D’emblée, le metteur en scène Jean-Louis Grinda annonce la couleur, et cela dès le tableau muet qui ouvre le bal (si l’on ose dire), alors que la musique développe son fluide et trouble prélude : nous sommes dans la sombre et famélique arrière-boutique d’une maison close où le médecin se service se penche sur le cas d’une « pensionnaire » toussotante et crachotante, dont la tenancière du lieu, furieuse, se demande si elle va bien pouvoir travailler ce soir. Mais les clients réclament leur dose de chair, il faut y aller.
Ce regard préside, avec une absolue continuité, au déroulement des trois actes d’un drame banal, comme il y en eut mille à l’époque, selon les historiens de la société bourgeoise du temps. Jusqu’à la disparition de la dévoyée, punie par son péché. Mille excellentes astuces de scènes – comme les dames osant fréquenter ces lieux, mais résolument masculinisées par la redingote, ou l’apparition, dans le lointain, de la fille de bonne famille pour qui l’héroïne devra se sacrifier – accentuent cette obsédante lecture, soulignée par les décors de Rudy Sabounghi, les éclairages de Laurent Castaingt, enfin les costumes de Jorge Jara. L’image la plus forte du spectacle est certainement celle d’une soirée de bal, de jeu et de stupre, épisode mille fois galvaudé et accablé par des générations de metteurs en image, où la dégradation de la danseuse de service en un objet sexuel bas de gamme rouée de coups par la valetaille est d’une bouleversante férocité.
À ces atouts dramatiques, la représentation ajoute d’indéniables qualités musicales, à commencer par la direction de Laurent Campellone, évidemment fort à son aise dans ce répertoire, équilibrant parfaitement l’élément dramaturgique, volontiers brillant et emporté, de la partition verdienne, et celui, plus élégiaque, plus subtil, d’un combat de vie et de mort qui s’effiloche d’un acte à l’autre. Il amalgame au mieux les divers pupitres de l’orchestre stéphanois et possède avec le Chœur Lyrique Saint-Étienne Loire, comme d’habitude bien dirigé par Laurent Touche, une composante essentielle à la bonne vie de l’Institution (qui s’interroge sur son avenir, comme ses représentants l’ont expliqué au public, en début de soirée).
À côté d’une série de rôles dits secondaires mais d’importance, comme ceux de Flora, alertement défendu par Marie Karall, d’Annina, musicalement chanté par Patricia Schnell et du Médecin dans lequel Frédéric Caton associe solide assurance vocale et belle présence scénique, la distribution repose sur un trio : la professionnelle du sexe se retrouvant amoureuse, le jeune fils de famille follement épris, le père bourgeois soucieux de la bonne morale de façade, voulant caser la sœur du jeunot auprès du rejeton d’une autre maison. Ce trio offre deux merveilleux moments, deux découvertes. Tout d’abord celle du jeune soprano canadien Joyce El-Khoury qui se produit pour la première fois dans l’Hexagone. Sa Violetta associe d’emblée toutes les qualifications exigées, qui s’affineront sans doute encore dans le futur. La ligne mélodique souple et déliée, gardant toute sa fraicheur dans l’aigu, son art de la demi-teinte expressive, la présence scénique toujours bien en situation, sont des atouts de choix.
Le tout aussi jeune ténor Stanislas de Barbeyrac, fraichement sorti de l’Atelier Lyrique de l’Opéra national de Paris, affronte pour la première fois les élans et les assauts vocaux du rayonnant rôle d’Alfredo [lire nos chroniques du 26 juin 2010, du 20 avril 2010 et du 28 novembre 2009]. Il remplit largement son contrat. S’il demande encore à se placer plus confortablement au fil des actes, le chant possède une richesse, une mobilité et une ductilité qui font bien augurer de l’avenir. On aimerait en dire autant du baryton italien Vincenzo Taormina (lui aussi encore jeune), qui a pourtant déjà chanté à la Scala et à la Fenice : sa prestation stéphanoise dans le rôle relativement ingrat, il est vrai, du père Germont, ne le permet pas. L’émission dure et hétérogène, la justesse de ton trop souvent aléatoire dans le duo avec Violetta, ne sont point rachetés par un dernier acte plus convaincant.
On redemande à entendre Alfredo et Violetta – en duo, bien sûr !
GC