Chroniques

par bertrand bolognesi

La vestale
tragédie lyrique de Gaspare Spontini

Opéra national de Paris / Auditorium Bastille
- 15 juin 2024
Retour de LA VESTALE de Spontini à l'Opéra national de Paris...
© guergana damianova | opéra national de paris

La surprise est de taille lorsque le public de l’Académie impériale de Musique fait fête à La vestale de Gaspare Spontini. Du compositeur italien, né dans les États pontificaux en 1774 et installé à Paris depuis quatre années, ses confrères français nourrirent jusqu’à lors fort piètre opinion, le considérant à peine comme un petit maître dont il vaudra mieux ne jamais suivre l’exemple, et ce n’est pas au jury de l’Opéra de Paris qu’il doit l’entrée de sa nouvelle tragédie lyrique au répertoire mais à ses accointances avec le pouvoir – il est nommé à la chambre de Joséphine depuis deux ans lorsque La vestale gagne la scène, le 15 décembre 1807. S’inspirant d’Éricie, drame en vers de Jean-Gaspard Dubois-Fontanelle (1768) ainsi que d’un récit de Johann Joachim Winckelmann, Étienne de Jouy écrit un livret en trois actes qui fréquentera les tables de Méhul puis de Boieldieu avant d’atterrir sur celle de Spontini. L’argument puise dans l’Antiquité romaine et le culte de Vesta, quand le musicien entend surtout célébrer la gloire de Napoléon Ier.

Entre le déroulement de l’intrigue et la carrière du despote corse, beaucoup d’analogies sont lisibles au fil des scènes de l’ouvrage, ce qui n’échappe pas à Lydia Steier qui signe une mise en scène passionnante. Très renseignée sur le contexte de l’œuvre comme sur la réalité historique des vestales romaines, l’artiste étasunienne interroge non seulement la tragédie elle-même, l’inscription du compositeur dans le paysage musical et culturel de son temps et le règne de l’empereur, mais encore le rapt de la femme via sa virginité perversement sacralisée et la lourde incidence de l’intrication du religieux et du politique dans une vision particulièrement aiguisée par notre aujourd’hui. Avec la complicité d’Étienne Pluss pour la scénographie et de Valerio Tiberi quant à la lumière, Steier invite pour tout forum un vaste mur gris maculé de traces sanglantes, témoin des supplices que ne manque pas de faire subir à son peuple une dictature théocratique. Pour représenter le temple où entretenir le feu divin, elle convoque l’amphithéâtre de la Sorbonne, lieu de connaissance, de recherche, d’ouverture d’esprit et, par définition, de tolérance, dès lors dévoyé par une superstition d’État élevée au rang de loi absolue, quand bien même ses garants, eux qui exigent avec la plus sourde rigueur qu’on s’y plie, ne la respectent pas eux-mêmes.

Qu’il s’agisse des vierges du temple, de la soldatesque, des officiers ou des gendarmes, la vêture réalisée par Katharina Schlipf ne tranche pas : s’y dessinent des emprunts à diverses périodes du XIXe siècles comme d’autres plus récents, notamment dans certaines capotes, bottes et casquettes dont l’aspect évoque aussi bien l’Italie mussolinienne que les sinistres sbires de Beria et d’Himmler. Aussi sait-on gré à la metteure en scène de ne pas hésiter à désigner à juste titre Napoleone Buonaparte comme l’inventeur du totalitarisme moderne, ouvrant la voie à des débordements qui se perfectionneront au siècle suivant – à celles et ceux qui persistent à ne point trouver choquant que la statue d’un tel homme siège parmi nous, il pourrait être utile de rappeler comment, par exemple et entre autres infâmies, le bonhomme envisagea le viol via le code juridique portant son nom, induisant que souvent sinon toujours la victime féminine serait au fond seule responsable de l’abus subi. Quant au peuple, sa datation est voulue plus précise : est clairement représentée la mode vestimentaire des années quarante du XXe siècle.

Loin de se contenter de l’écrin de la faculté, ici quelque peu décrépit, sous le regard comme frappée de déréliction des penseurs des Lumières, Lydia Steier s’ingénie, à travers une conception dramaturgique dont les enjeux vont plus loin que ceux du livret et par une direction d’acteurs exigeante et précise, à donner vie au(x) pire(s) pressenti(s) humain(s). Ainsi le Souverain Pontife destitue-t-il sans vergogne la Grande Vestale dont les atours symboliques reviennent à une favorite nouvelle, laquelle partage sans doute sa couche, comme la précédente. Ainsi le fidèle Cinna, peut-être envisagé par Winckelmann comme amant de Licinius, n’agit-il que pour mieux précipiter son ami dans l’ire pontificale : durant les deux mouvements de ballet à conclure musicalement le spectacle, après le miracle dispensé par des cieux aussi effectivement cléments qu’ils arborent air furieux, le perfide chef d’armé s’autoproclame successeur du Grand Prêtre et du général trahi en déposant la couronne de lauriers dorée sur sa propre tête. Le forum revenu, on y voit les dépouilles sanglantes et sans chefs de Julia, de Licinius et du Pontife, pendues par les pieds – le lieto finale n’est pas exactement celui qu’attendaient les pardonnés de l’affaire. Peu importe : la rue suit, heureuse qu’un personnage fort incarne le pouvoir, plus tyrannique soit-il que les monarques éclairés des décennies précédentes. Ainsi va la démocratie… en pleine campagne législative plus que mouvementée, voilà qui s’avère très troublant. Dans cet univers sans espoir, l’amour et l’amitié ne triomphent que dans les épisodes vidéastiques d’Étienne Guiol, subtilement amenés et comme perdus dans une aura éthérée.

Pour défendre cette œuvre étonnante qui fait escale entre Gluck et Berlioz et que Wagner tenait en assez grande estime pour la diriger à Dresde (1844) et pour absorber la continuité compositionnelle dans ses propres opus où, érigée en principe absolue, elle révolutionnera le théâtre lyrique, une équipe musicale de belle tenue est réunie. La vigueur du Chœur de l’Opéra national de Paris, dûment mené par l’excellente Ching-Lien Wu, est plus que convaincante dans des interventions moins simples qu’on le pourrait croire. Outre la fermeté et l’équilibre des timbres comme des volumes, les forces chorales ménagent une souplesse bienvenue que cisèlent des nuances savamment construites. Si la lecture de Bertrand de Billy, au pupitre de l’Orchestre maison, paraît d’abord un rien austère, elle s’affirme progressivement probante, dans une profondeur de climat dont la sévérité se trouve bientôt finement colorée. Le chef fait alors profiter de chaque trait instrumental, dans une vision sagement panoramique de l’interprétation. Loin d’en trop appuyer la tonicité parfois martiale, il la circonscrit dans le respect des solistes.

Et quels solistes ! On retrouve le baryton-basse Florent Mbia en ferme Chef des aruspices et en Consul efficace [lire nos chroniques de Rigoletto et de Lady Macbeth de Mzensk]. D’une autorité presque fracassante, la basse Jean Teitgen, décidément dans son élément avec les répertoires français [lire nos chroniques de Bellérophon, Samson et Dalila, Les pêcheurs de perles, Les barbares, Castor et Pollux, Dimitri, Proserpine, Carmen, Pelléas et Mélisande, Ascanio, Mignon, Hamlet, enfin de Roméo et Juliette] livre un Souverain Pontife d’une confortable noblesse vocale que contredit adroitement l’intransigeance finalement vaincue. Ève-Maud Hubeaux déploie ses vastes moyens expressifs dans la partie de la Grande Vestale où elle donne pleine satisfaction, tant pour la fiabilité de l’intonation, la richesse du timbre et la puissante incarnation [lire nos chroniques d’Ariadne auf Naxos, La nuit de Gutenberg, Der fliegende Holländer, Tristan und Isolde, Béatrice et Bénédict, Le soulier de satin, Les Troyens à Munich, puis Don Carlos à Lyon et à Genève]. Lui aussi maintes fois salué dans nos colonnes [lire nos chroniques d’Acis and Galatea, Pénélope, Christophe Colomb, Ciboulette, Salome à Strasbourg, Alceste, Don Giovanni, Bérénice, Fidelio, The Rake’s Progress, Die Entführung aus dem Serail et La fille de Madame Angot], Julien Behr affiche un ténor d’une clarté confondante dont la fulgurance de l’aigu assied idéalement l’incisif Cinna, cependant toujours d’une élégance remarquable. On ne présente plus Michael Spyres qui assume aujourd’hui un rôle au registre ambigu, correspondant à cette voix de baryténor que le chanteur affirme un peu plus chaque jour. Son Licinius est vaillant mais aussi sensible, dans une impédance sainement contrôlée. Doublant Elza van den Heever, c’est finalement à Élodie Hache qu’il revient de défendre Julia à la première de ce retour de La vestale à l’Opéra de Paris. On applaudit le soprano dans le rôle-titre où la rondeur du timbre le dispute à une agilité surprenante dans gosier si puissant [lire nos chroniques de Messa da Requiem, Les Huguenots, Così fan tutte et Le tribut de Zamora].

Ainsi le chant triomphe-t-il d’une soirée mémorable, puisqu’en étant la deux cent quatorzième représentation de La vestale dans la maison, elle est, autant que la première dans la production de Lydia Steier [lire nos chroniques d’Armide, Les Troyens à Dresde, Les Indes galantes, Die Zauberflöte et Salome ici-même], celle par laquelle l’ouvrage revient au bercail, sept décennies après sa résurrection à la Scala, en version italienne, par Maria Callas. Jusqu’au 11 juillet, l’auditorium Bastille accueille huit représentations : courez-y !

BB