Chroniques

par gilles charlassier

La voix humaine
tragédie lyrique de Francis Poulenc

Théâtre Raymond Devos, Tourcoing
- 8 avril 2018
Véronique Gens dans La voix humaine, la tragédie lyrique de Poulenc
© danielle pierre

Les circonstances bousculent parfois les choses, la grève ferroviaire n'a pas le monopole des perturbations. Ainsi en est-il de l'annonce de la disparition de Jean-Claude Malgoire en ce samedi 14 avril 2018, alors que notre plume relatait la dernière production de son Atelier Lyrique de Tourcoing, présentée il y a quelques jours, une rare mise en regard de la pièce de Cocteau, La voix humaine, avec l'ouvrage lyrique de Poulenc. Garde patience, cher lecteur, nous n'allons pas nous soustraire au compte rendu, mais nous nous devons de rendre hommage au natif d’Avignon, à son immense travail depuis un demi-siècle avec La Grande Écurie et La Chambre du Roy, son orchestre, et l'Atelier Lyrique de Tourcoing, qu'il décrivait comme un « opéra d'art et d'essai », institution singulière dans le paysage musical français. Son appétit pour les instruments d'époque, désormais bien ancrée dans les mœurs musicales mais encore pionnière dans les années soixante-dix et quatre-vingt, ainsi que sa curiosité inlassable pour des partitions oubliées – l'automne dernier, il sortit des bibliothèques l'orchestration de Théodore Dubois du Paradis perdu, que l'on n'espérait plus retrouver –, s'y sont doublées d'un pari audacieux en investissant la marge de la métropole lilloise où il préférait conjuguer l'adjectif social avec engagement plutôt qu'avec cas. Hautboïste avant de devenir chef, il a aussi bien joué des pages médiévales que des créations contemporaines. Il a toujours refusé le confort des étiquettes et découvrit nombre de talents, aujourd'hui orphelins (les mélomanes aussi). La postérité pourra discuter les mérites de son œuvre, mais non oublier son humanité. On ne saurait sans émotion saluer une dernière fois cette figure tutélaire.

Revenons à notre doublé lyrique et théâtral, qu'il devait d'ailleurs diriger avant que les médecins lui demandent de laisser quelque temps la baguette après une récente intervention chirurgicale. Si le rapprochement entre les deux Voix humaine, le monologue créé en 1930 et la tragédie lyrique qui vit le jour le 6 février 1959, reste peu renseigné dans les archives, sans doute pour des questions génériques, l'association des deux opus dans une seule soirée permet pourtant de mesurer de manière privilégiée l'originalité expressive de chacun.

Pour ce faire, Christian Schiaretti, qui entretient depuis de nombreuses années un compagnonnage fidèle avec l'Atelier Lyrique [lire nos chroniques du 14 décembre 2003, du 27 février 2005, du 30 novembre 2008 et du 25 mars 2018], a imaginé un dispositif unique, un vaste lit au milieu du plateau, avec l'indispensable combiné à son pied. Dessiné par Fanny Gamet, le décor suspend le temps dans un élégant salon un peu mis à sac par le trouble de sa propriétaire, à l'heure de la rupture avec son amant, tandis que le fond de scène synthétise habilement des murs moussus de noir que l'on pourrait imaginer d'un immeuble et ceux de la technique. Dans cet écrin-échafaudage entre artifice théâtral et gros plan cinématographique, la focale sur le personnage gagne en concentration psychologique, rehaussée par les lumières de Julia Grand, lesquelles participent de la différenciation entre la relative mobilité dramatique de la pièce et le lamento dans lequel l'opéra est figé, contraste également porté par la direction d'acteurs.

Dans la pièce, Sylvia Bergé, sociétaire de la Comédie Française, déploie, sans chercher une imitation du chant, une déclamation aux confins du lyrisme qui dessine les inflexions et les ressacs des sentiments d'une maîtresse délaissée contenant sa détresse. La posture et la dissimulation dans lesquelles elle se réfugie, constamment fragilisée par les doutes de son interlocuteur comme par la submersion des affects, se trouvent épisodiquement décompensée en une violence balayant son appartement sur lequel elle projette son désordre intérieur – le matelas est arraché du sommier, le contenu du mini-bar jeté à terre. Entre hébétude et fureur maîtrisée, le monologue de la comédienne met surtout en évidence, avec une admirable acuité, les rets de mensonges où le personnage s'enferme – la description vestimentaire au téléphone l'illustre, en complicité avec les costumes élaborés par Emily Cauwet-Lafont – jusqu'à faire douter de la réalité de l'interlocuteur. Laissant parfois le combiné pour crier son désespoir dessus comme avec un haut-parleur, ou le caressant comme une chimère, Sylvia Bergé manie avec subtilité l'ambiguïté du soliloque.

La tragédie lyrique de Poulenc choisit un tout autre point de vue.
Plus encore que dans la réduction ultérieure pour piano, la version orchestrale révèle les intentions du compositeur. Au delà de la possibilité d'une affabulation, c'est l'intensité des sentiments qui est ici accentuée, portée par la fosse dans laquelle Emmanuel Olivier, à la tête de La Grande Écurie et La Chambre du Roy, met en évidence l'urgence affective et dramatique d'une partition (au diapason de la condensation du texte) où l'on reconnaît des fragrances inimitables du presque contemporain Dialogues des carmélites, créé deux ans avant (1957). Véronique Gens se glisse avec une noble justesse dans cet ultime rendez-vous avec l'amour. Elle éclaire avec sensibilité et intelligence l'identité formelle d'une imploration-déploration qui s'enracine dans une longue tradition musicale remontant au lamento baroque. La précision de la déclamation lyrique façonne le constant et émouvant équilibrisme entre parler et chanter, entre retenue et affliction, entre l'espoir et le deuil, confirmant la finesse et la musicalité reconnues du soprano français en lequel Jean-Claude Malgoire fut l'un des premiers à croire.

GC