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Chroniques
Lady in the Dark | Une dame dans les ténèbres
musical de Kurt Weill
Ayant d’abord fui l’Allemagne nazie vers Paris, dès 1933, Kurt Weill, mal accueilli par la critique et les milieux musicaux français, s’embarque deux ans plus tard pour l’Amérique du Nord. Avec une formidable faculté d’adaptation, le compositeur allemand saura devenir compositeur américain, sans faire perdre à sa musique l’inspiration personnelle, mais au contraire en radicalisant fort judicieusement ce que son Songstil empruntait au Jazz-Stil déjà présent dans Die Dreigroschenoper à la fin de la décennie précédente. Non seulement il parvient à s’introduire à Broadway, mais encore y fait-il représenter des ouvrages sachant à la fois flatter l’air du temps dont les sujets le fécondent et renouveler à sa manière le genre musical.
Après Johnny Johnson (1936) et Knickerbocker Holiday (1938), Lady in the Dark, conçu avec la complicité de Moss Hart et Ira Gershwin, est créé à l’Alvin Theater de New York, en janvier 1941. Plutôt que de focaliser sur un seul des sujets à la mode en ces années-là ou de nostalgiquement remâcher l’avant-guerre, Weill mêle entre elles trois marottes new-yorkaises : la course au pouvoir dans le milieu de la presse, le féminisme et la psychanalyse qui contaminera le cinéma d’Hitchcock, par exemple.
Les endormissements brutaux de Miss Elliot, rédactrice en chef d’un prestigieux magazine féminin, et l’accès de colère qui l’amène à projeter un presse-papier à la figure de son directeur de marketing, la décident à consulter le Dr Brooks. Bien sûr, elle va parfaitement bien, avance-t-elle, sa vie professionnelle est une réussite, sa vie sentimentale un modèle d’équilibre sur lequel aucune ombre ne saurait planer, bref : tout va pour le mieux – ce qui, comme chacun sait dans ces sortes de choses, veut dire que tout va mal, voire très mal.
Après One Touch of Venus, « musical » de Kurt Weill (1943) qu’il mit en scène au Théâtre de la Renaissance d’Oullins, et Le rêve du Général Moreau [lire notre chronique du 10 mars 2005], Jean Lacornerie s’attelait à Lady in the Dark en coproduction avec l’Opéra national de Lyon, il y a deux ans. C’était alors, aussi curieux qu’il nous en semble, la première française de l’œuvre, plus de soixante ans après sa création américaine. Aguerri à la comédie musicale par les nombreuses productions qu’il signa, le maître d’œuvre du spectacle sait inventer l’espace intime de l’héroïne, par des truchements simples et efficaces jouant de certains clichés qu’ils subliment ingénieusement.
Le message de la pièce, au fond, ne serait-il pas La solution est dans l’amour ? L’amour de soi, bien entendu, dénarcissisé, pourrait-on dire. Ainsi l’austère Liza deviendra-t-elle la belle Liza de ses rêves les plus fous, révélée en un temps record par quelques rendez-vous chez Brooks, plus instantanés encore qu’une prise d’ayahuasca ! L’ironie du miracle psychanalytique n’a d’égal que le panache avec lequel on s’en moque gentiment. Et si c’était si simple…
Une comptine oubliée refait surface, désignant docilement les moments critiques, les rêves sont transparents et rafraîchissent comme une orangeade, les comédiens chantent, dansent, virevoltent, la salle rit de bon cœur : tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes !
BB