Chroniques

par françois cavaillès

L'amour de loin
opéra de Kaija Saariaho

Festival d’Opéra de Québec / Grand Théâtre de Québec
- 3 août 2015
L'amour de loin, un opéra de Saariaho au Grand Théâtre de Québec
© erick labbé

Joli jeu de correspondance amoureuse entre Orient et Occident, œuvre moderne d'inspiration médiévale, L'amour de loin, créé au Salzburger Festspiele 2000, poursuit son évolution outre-Atlantique cet été dans une nouvelle réalisation coproduite par le Festival d'Opéra de Québec et le Metropolitan Opera de New York (qui le présentera dans sa saison 2016-2017). Il s'agit d'abord de la dernière invention scénique de la compagnie québécoise Ex Machina et son fondateur Robert Lepage, connus pour leurs spectacles à grand déploiement [sur l’artiste, lire nos chroniques du 4 juillet 2010 et du 2 juin 2004, ainsi que notre critique du DVD The tempest]. Ici le défi principal est de faire communiquer dans un décor presque nu les personnages principaux que sont le prince troubadour Jaufré Rudel, Clémence, comtesse de Tripoli, et le pèlerin, leur messager, voire leur entremetteur. Tous trois sont pris entre ciel et mer, mais bien souvent chacun semble jouer sur un plan différent des autres.

Les ondes marines sont représentées toutes en surface et en couleurs, dans un éblouissement quasi-permanent, par des lignes de diodes électroluminescentes (DEL) tirées sur toute la largeur de la scène. De cette eau numérique fluctuante dépassent parfois des têtes, celles des artistes de l'excellent Chœur de l'Opéra de Québec, au gré de l’œuvre si riche de Kaija Saariaho [lire notre critique de son livre, Le passage des frontières, paru au printemps 2013]. Plus paisible, l'azur consiste en un simple fond de scène éclairé avec soin pour former le plus souvent une belle pénombre, ainsi à la mention par le pèlerin à Clémence de « l'étoile lointaine » qu'elle représente aux yeux de Jaufré (deuxième acte).

Semblables à des jonques ou représentées en miniature par une marionnette vietnamienne ancienne, quelques barques plissent l’océan lumineux. Ces frêles long-courriers sont sûrement très précieux au livret car, littéralement amusants, ils en relient les cinq actes et les deux grands héros. Dans cette représentation, le moteur essentiel s'avère plutôt une sorte de pylône, ressemblant d'abord à une passerelle, puis à une balance, qui, sous ses airs de machine monstrueuse, se montre capable de valser sur le plateau. Les chanteurs se déplacent ainsi, le plus souvent à son bord, en accord avec les aspirations des personnages – peut-être contre la solitude, surtout. Ce dispositif original offre quelques instants de toute beauté, ainsi l'apparition de Clémence en robe mirobolante, et de poésie évidente lorsque la révélation de son nom à Jaufré par le pèlerin amène enfin à l'équilibre cette balance gigantesque, peut-être par la grâce de l'amitié.

Mais dans l'ensemble, la mise en scène ne nous transporte pas pour autant.
Les jeux de scène posent problème. Le chœur, aux intonations superbes, manque beaucoup à l'action, et les trois interprètes s'interpellent généralement comme dans une comptine, en un registre théâtral forcé qui rate étrangement le naturel le plus simple et donne alors à voir des relations froides et factices. En outre, les costumes d’influences divergentes ajoutent au manque d'homogénéité des personnages. Ainsi au dernier acte, d'un tragique pourtant déchirant, Clémence et Jaufré se rencontrent au bord du gouffre vertigineux, entre la communion dans l'amour réciproque et la mort. Toutefois, leurs sentiments enfin déclarés face-à-face, ils ne se touchent absolument pas. Pourtant si naturelle, l’étreinte physique n'arrive que beaucoup trop tard. Le pathétique l'emporte, et certaines confessions font l'effet de platitudes, malgré la concision du livret d'Amin Maalouf et l'émission, vocale, qu'on peut trouver bouleversantes. De même, à la toute fin, le gros pilier sert de podium à Clémence qui, comme le pèlerin, est entièrement tournée vers le public pour interroger le Seigneur. Son élévation sur l'appareil et le propos de plus en plus pesant donne au dernier acte un lyrisme surfait.

Sur le plan vocal, le mezzo-soprano américain Tamara Mumford – l’une des Filles du Rhin du Ring de Lepage à New York [lire notre critique du DVD] – est une véritable révélation dans le rôle du pèlerin dont elle tire le meilleur, tout particulièrement dans sa complainte angoissée (Acte II), à même de libérer l'amour naissant en Jaufré. Le baryton ontarien Phillip Addis, qui fut notamment un Pelléas remarquable [lire nos chroniques du 24 janvier 2015, du 1er mars 2012 et du 22 juin 2010], fait aussi montre de clarté en interprétant Jaufré Rudel. La volonté et le tempérament s'imposent surtout (par exemple dans des accents de colère assez puissants), tout comme chez le soprano albertain Erin Wall [lire notre chronique du 10 juin 2011] à la reprise du rôle, plus délicat mais également tourmenté, de Clémence dont elle assumait la création canadienne en 2012, à Toronto.

Scruter l'horizon artificiel aux reflets chatoyants séduit donc, jusqu'à ce qu'une impression de monotonie donne envie de plonger sous les lignes de DEL, en profondeur, pour percer le secret de la mer, celui de l'amour entre deux êtres, même séparés par un océan. Sans peut-être vraiment chercher à le saisir, la musique de Kaija Saariaho réussit beaucoup mieux à caresser ce mystère [lire notre critique du DVD de la production créatrice]. Elle s'épanouit dans le mode de l'alerte, un sentiment qu'elle sait rendre vivant dans une superbe diversité, pour rejoindre l'ambition du livret et exprimer les craintes, la fragilité du cœur. Peut-être plus à l'aise dans le calme merveilleux immanent à ce conte musical fantastique que dans la tempête déchaînée (début de l’Acte IV), l'Orchestre symphonique de Québec, dirigé par l’Espagnol Ernest Martínez Izquierdo que déjà l’on applaudit dans ce répertoire [lire notre chronique du 23 avril 2013], met en valeur les élans d'une partition sans doute difficile, avec la vaillance et la chaleur humaine que la mise en scène n'a pas assez encouragées. Heureusement, la musique a le dernier mot – et quelles sublimes ultimes secondes !

FC