Chroniques

par delphine roullier

Le Balcon
opéra de Péter Eötvös

Théâtre du Capitole / Théâtre National de Toulouse (saison hors les murs)
- 25 janvier 2004
création mondiale du Balcon, opéra de Péter Eötvös d'après Jean Genet
© patrice nin

Le théâtre d'illusion est à son comble, ce soir. Si la force inventive du Balcon libère une charge émotionnelle si puissante, c'est qu'elle parvient à toucher de front et en détour, en les confondant, le cœur et l'esprit. Le bouleversement en est total et la conscience fait naufrage. Péter Eötvös en est le grand instigateur. À l'origine de cette orchestration tant musicale que scénique – dans la partition figurent non seulement les sons mais aussi les pas et directions des protagonistes –, un projet commun avec l'Ensemble Intercontemporain. Et chaque musicien et soliste, en dues place et forme, répond avec virtuosité et émotion aux exigences de son rôle, se risquant à cet éphémère univers de miroirs et de glaces.

Reprenant la structure tabulaire de la pièce de Jean Genet, la mise en opéra en a également conservé l'accent linguistique et la teneur dramatique, dans un livret écrit à cet effet par Françoise Morvan et André Markowicz, mais aussi dans le chant qui tient lui-même en duel le plaidoyer de la langue française. Le parti pris du spectacle respecte le jeu des limites de l'existence, celles qui, dans la sphère volante des apparences et dans la folie des grandeurs, parviennent à une métamorphose de l'esprit et au travestissement des jeux de pouvoir. Si la règle est le simulacre, la musique se fait composite, résultant d'un état frontière entre poésie musicale et bruit, puisque située entre intérieur (le huis clos du bordel) et extérieur (la ville où gronde la révolution), entre ordre et insurrection, entre pouvoir et soumission. Mais toujours figure la grande cohérence : celle des apparences d'abord, du grand reflet ensuite. Ainsi la limite stylistique de l'ensemble qui, puisant à la source de la chanson française des années cinquante, celle de Fréhel, Brel ou Piaf, n'en pastiche aucune partie – elle lui ressemble, certes, mais sans en être jamais. Et si le style, de plus antagoniste, trouve une merveilleuse inflexion, c'est que chaque tableau possède son identité musicale. Certains musiciens, insérés au cœur du dispositif scénique, posent leur souffle sur l'action, aux cotés de solistes qui tiennent avec brio jeu et partition.

Retenons tout particulièrement la brillante prestation d’Hilary Summers qui, d'un premier abord décontenançant, parvient, dans son rôle de tenancière des lieux, à imposer par sa voix large un aplomb structural sur lequel repose la chair même de l'opéra. Dans un autre genre, Csaba Airizer, l'Evêque, libère une voix vive et criante, presque craintive, qui situe le ton exacerbé de ce personnage à double face dans un total désarroi.

Si Péter Eötvös évoque lui-même le terme de musique d'ameublement, c'est que la proximité du théâtre et de l'opéra atteint là son paroxysme, plus dans le sens où l'entendit John Cage, à la limite de la boutade, que dans l'origine satienne. Et pour encore convoquer tous les états et satisfaire au mieux la déroute des sens, si c'est théâtralement que la musique s'exprime, son hybridation fonctionne comme ponctuation lyrique du texte, renforçant l'intervalle existentiel de l'être entre son parler et son dire. Comment distinguer, sinon nuancer, la parole du chant, le réel du virtuel, puisque tout n'est qu'illusion ? C'est dire comme troubles sont les frontières, comme elles portent vers un au-delà de nous-mêmes avec une justesse et une émotion digne du vertige amoureux qui entraîne aux confins des tensions si bien déclamées.

La mise en scène de Stanislas Nordey, bien loin du raccourci, est un aveu de simplicité. La nudité toute graphique des tableaux en grands aplats colorés apparaît absolument juste. Tout suggère le parfait ordre, vestige architectural des temps anciens remis à la grandeur contemporaine. Et si l'on songe ici aux Compositions de Mondrian, c'est bien que de cette apparente géométrie, on se perd dans le dédale labyrinthique – celui l'être poursuivi par son ombre. Dans cette expérience de la perception que la musique conduit brillamment, une invitation à l'errance (de l'âme) se confond au néant devenu seul possible. L'être et son rapport au monde sont réduits en cendres. Il n'y a de monde que celui de l'illusion.

Par cette mise en abîme du théâtre opératique (qui se prête si justement au dédoublement), l’on plonge irrémédiablement dans une spirale devenue ligne de fuite portée à l'infini. Que reste-il du miroir dans le miroir, sinon le cri se faisant écho ? Adieu le monde, poussière volante, atomes éclatés. On revêt tous les rôles sans n’en porter aucun. Les apparences se dénoncent elles-mêmes, à l'état de limite. Et si le mal n'est plus l'ennemi du bien, c'est qu'il est l'ami du beau : véritable choc esthétique qui révulse la conscience, qui suspend avant de pendre, qui atteint d'un coup à l'évidence de l'absolu. Quel bel hommage rendu à Jean Genet !

DR