Chroniques

par bertrand bolognesi

Le Balcon
opéra de Péter Eötvös

Opéra national de Bordeaux
- 20 novembre 2009
Le Balcon de Péter Eötvös, d'après Genet, à l'Opéra national de Bordeaux
© frédéric desmesure

Sans doute ne serait-il pas inintéressant de s’interroger sur ce qui peut bien pousser les compositeurs à s’activement pencher sur le théâtre de Jean Genet. Ces dernières années, l’on put, coup sur coup, découvrir Les bonnes du Suédois Peter Bengtson – Jungfrurna, opéra de chambre créé à l’Opéra Royal de Stockholm en mars 1994, d’après la pièce éponyme de 1947, puis donné pour la première fois en France neuf ans plus tard [lire notre chronique du 9 mars 2003] –, Le Balcon du Hongrois Péter Eötvös – opéra chambriste, lui aussi, d’après la pièce de 1955, chanté en langue française, créé au Festival d’Aix-en-Provence en juillet 2002 [lire notre chronique de la reprise toulousaine de cette production, le 25 janvier 2004], et inspirant, depuis, de nombreuses mises en scène de par le monde, fait qui arrive si rarement à un ouvrage d’aujourd’hui qu’il mérite qu’on le souligne – et Les nègres du Français Michaël Levinas – opéra aux plus vastes proportions polyphoniques créé à Lyon [lire notre chronique du 24 janvier 2004], d’après le texte de 1961.

Outre qu’on observera que les titres des pièces d’origine sont scrupuleusement respectés par les musiciens qui s’en sont emparés, la liberté prise par rapport à chacune des pièces n’a chaque fois consisté qu’à en resserrer l’action, pour la mieux servir, sans jamais s’en affranchir au point d’en hypertrophier tel aspect ou d’en trop taire tel autre. Voilà qui induit dans la prose de Genet comme en son génie des situations et son sens de la structure un équilibre qui s’impose naturellement aux compositeurs. Autre remarque qui nous parait d’importance : jouant sur les emblèmes, déjouant l’attribution des rôles sociaux en une ronde des simulacres et des chimères, ce théâtre-là trouve un écho évident dans la codification du genre opéra, et l’on constatera aisément la gourmandise avec laquelle les musiciens ont voyagé dans ses nombreuses conventions.

Au Grand Théâtre de Bordeaux, l’excellent Kwamé Ryan (qui aborda la direction d’orchestre auprès d’Eötvös lui-même) donne la révision réalisée en 2004 – entendue à Besançon [lire notre chronique du 28 janvier 2005], – à laquelle ont été apportées quelques nouvelles modifications d’instrumentation et dans l’ordre des dix tableaux. Dès l’abord, la partition s’anime d’une vivacité qui n’a d’égale que l’urgence fébrile du jouir sans cesse exquisément retardé des visiteurs je n’ose pas dire clients », précise Madame Irma). Les musiciens de l’Orchestre National Bordeaux Aquitaine nous en font goûter jusqu’aux moindres détails, transcendés par le grand souffle d’une battue inspirée.

Faisant écho à la mise en scène qu’il signait à l’Opéra de Freiburg, cette nouvelle production de Gerd Heinz pulvérise instantanément la terne proposition qu’en avait montrée Stanislas Nordey pour la première aixoise. Profitant des possibilités de distanciation largement offertes par le texte comme par la musique, l’artiste allemand édifie son Balcon en toute simplicité, gérant discrètement les effets jusqu’à rendre plus vraies que vraies les figures d’un bordel qu’on pourra dire essentiel. À une direction d’acteurs des plus précises s’associe une scénographie – décors et costumes de Stefanie Seitz, lumières d’Eric Blosse – sobre autant qu’efficace à l’ingénieuse motricité circulaire dont il n’est jamais abusivement fait usage.

Lorsqu’enfin l’on aura dit que le plateau vocal, remarquablement engagé dramatiquement, s’affirme de la même trempe, le lecteur saura le bonheur de ces représentations. En effet, chaque rôle semble idéalement distribué. Ainsi saluera-t-on Nigel Smith qui campe un Envoyé de la Cour à l’autorité évidente, Arman Arapian décidément devenu Général obligatoire (à Aix, à Toulouse, à Besançon, à Bordeaux), le Chef de la Police généreusement timbré de Jean-Manuel Candenot, l’Evêque truculent et bien en voix de Jacques Schwarz, ainsi que Mélody Louledjan qui livre une Carmen attachante à l’impact vocal certain. Quatre artistes emportent les suffrages : le ténor Julius Best qui prête au Juge une couleur méchamment impactée, le jeune baryton Thomas Dollié dont le timbre chaleureux et l’art du phrasé donnent au rôle de Roger un relief étonnant, et, bien sûr, la très agile Magdalena Anna Hofmann qui délicieusement roucoule le chant des belles créatures du Grand Balcon (la Femme, la Voleuse, la Fille, Chantal). Enfin – et surtout ! –, Maria Riccarda Wesseling est une très grande Irma : la couleur vocale bénéficie d’une belle richesse expressive, le chant est souplement mené, se jouant de toutes les difficultés qu’il pourrait rencontrer sur son chemin, et la présence scénique s’avère irrésistible autant qu’inénarrable.

BB