Chroniques

par laurent bergnach

Le bonheur des uns
spectacle de Philippe Delaigue

Théâtre 71, Malakoff
- 6 avril 2011
spectacle de Philippe Delaigue et du Quatuor Debussy
© dr

Devenu journaliste après avoir renoncé à une carrière d’avocat, Louis « Studs » Terkel (1912-2008) fait entendre sa voix sur 98.7 WFMT-FM Chicago de 1952 à 1997. Il s’entretient avec des personnalités comme avec des anonymes, et le contenu de ses émissions – résumé par d’aucuns comme une « histoire orale des États-Unis au XXe siècle » – fait finalement l’objet de publications. Entre Giants of Jazz (1956) et Will the Circle Be Unbroken : Reflections on Death, Rebirth, and Hunger for a Faith (2001), Terkel regroupe des témoignages sur la Grande Dépression des années trente (Hard times, 1970), la Seconde Guerre Mondiale (The good war, 1984) ou encore les rapports raciaux (Race, 1992). En 1974, c’est le monde du travail qui est mis en avant par ce radical de gauche : dans Working : What People do all Day and How They Feel About What They Do, il recueille la parole d’hommes et de femmes de tous horizons, évoquant leur rapport avec une vie souvent perdue à la gagner.

Sur scène, cinq comédiens ­– Christine Brotons, Christophe Delachaux, Sabrina Perret, Mickaël Pinelli et Sylvain Stawski – incarnent successivement un acteur, un jeune chef d’entreprise, une enseignante, une prostituée, un publicitaire, une femme d’affaires, une autre de ménage, un coursier, une serveuse, un fossoyeur et un manœuvre. « Nous voulions, explique Philippe Delaigue, faire entendre ces paroles qui toutes, de façon à chaque fois différente, de l’humour résolu à la gravité dense, résonnent en nous comme pour mieux faire entendre notre condition. » Si la mise en scène de ces monologues n’est pas une idée neuve (Broadway, dès 1978, s’en était déjà emparé), elle s’avère sobrement réalisée, croisant par moments des expériences universelles, sans esbroufe ni artifice.

Semblant saisi « au milieu du chemin de [sa] vie », chacun revoit ses ambitions passées – utiliser sa « petite machinerie humaine » pour l’acteur idéaliste ou prospérer pour le commerçant ulcéreux – à l’aune d’un quotidien déshumanisant – préjugés sociaux, ascension proportionnelle à une médiocrité rassurante pour autrui, etc. –, puis évoque ses rêves secrets – s’acheter un piano pour écrire des chansons, promouvoir l’écologie plutôt que la bière ou espérer que son fils devienne un « petit intello snobinard » dispensé du travail manuel. Tous insistent sur la capacité à résister en appréciant les irrégularité du pavage, en renouvelant son vocabulaire ou en laissant sa marque au marteau sur des pièces d’usine ; outre des moments de contestation franchement drôles – dire à un lecteur que son journal, par sa nature capitaliste, a pour vocation de faire de l’argent, pas de le satisfaire ! –, cette poésie singulière enchante le spectacle.

À celle-ci s’ajoute, judicieusement choisie, la musique nord-américaine contemporaine qui accompagne ou isole les intervenants. Du haut de l’estrade, les membres du Quatuor Debussy – Christophe Colette, Dorian Lamotte, Vincent Deprecq et Fabrice Bihan – jouent des extraits empruntés à Terry Riley (Conquest of the war demons, Mad in moonlight, The Wheel), John Cage (Four), Philipp Glass (Quatuor n°5), Morton Feldman (Quatuor n°2) et Ernest Bloch (Quatuor n°4). Si le célèbre Adagio de Samuel Barber clôt le spectacle sur une note mélancolique mais apaisante, n’oublions pas qu’il s’ouvre avec le dynamique Different trains de Steve Reich, évoquant l’espace d’un territoire de même qu’un temps sinistre où le travail rendait libre, et offre d’entendre les verres joués à l’archer dans la pièce de George Crumb (Black Angels), miroir d’une guerre au Vietnam. Gardons également à l’esprit qu’ « une fois réveillé, l’animal humain ne se rendort plus »

LB