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Chroniques
Le devin du village
intermède de Jean-Jacques Rousseau
Dans les grandes conceptions de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), l'état a souvent prétexte sentimental. À l'affût de lyrisme brut, en herborisant dans les moindres recoins cérébraux convolutés de « l'homme de la nature et de la vérité » (promeneur et philosophe, mais aussi compositeur), il plaît à l'amateur d'opéra d'écouter Le devin du village (1752). Presque aussi rare en scène qu'au disque, cet intermède simple, explicite et faussement naïf établi sur le modèle italien (en particulier La serva patrona de Pergolesi, 1733) sied fort bien au Festival de Saint-Céré où la culture opératique vivante se rencontre sous le signe de la jeunesse, dans le cadre naturel magnifique de sites chargés d'histoire.
Ainsi les amours de Colin et Colette, sauvés de puérile jalousie grâce au concours rassurant d’un vieux devin, nous sont-elles contées dans la charmante cour du château de Montal – petite merveille du XVIe siècle, un nouveau lieu de spectacle à découvrir absolument ! Jouant d'une économie de moyens à l'aide d'un modeste théâtre de tréteaux et d'un fauteuil, la mise en scène de Benjamin Moreau approfondit le sujet original, pastoral du plus basique, en glissant aux chanteurs des citations de Rousseau sur les relatons conjugales ou le féminisme, mais aussi sur la genèse du Devin. Il s'agit, pour l'essentiel, d'un éloge de la simplicité, en accord avec la pratique du créateur. Vraie modestie ? « La musique révèle un idéal de composition, bien éloigné du labeur que nécessite l'écriture chez Rousseau », écrit Amélie Tissoires, brillante thésarde lancée sur les chemins de l'inspiration du grand Jean-Jacques dans L'Opéra mental (Éditions Champion, 2015). Livret et partition n'ont en effet demandé que trois semaines et semblent couler de source, inspirés, comme l’âme de tout un chacun, par le premier amour.
En fin de représentation, dans la douceur nocturne estivale, sous des lumières tamisées et le vaste ciel étoilé, l'image la plus marquante fait de Colette une égérie de l'opéra français, jeune fille à la longue robe fleurie, rayonnant du haut de l'escabeau, et bel oiseau solitaire aux vocalises étonnantes et aux sèves roucoulantes pour chanter le credo amoureux, C'est une chaîne d'heureux jours. Fraîche, sincère et expressive, le soprano Lucile Verbizier est une nouvelle révélation du festival-tremplin qui offre encore aux chanteurs de vrais grands débuts et une appréciable aisance dans les moyens – par exemple, ce soir, dans les costumes, par Patrice Gouron qui trouvent comme sur mesure le juste équilibre entre flatteurs et authentiques.
Le duo À jamais Colin je t'engage, livré en simple face-à-face central, achève de convaincre de la foi des artisans du spectacle en la qualité du livret, tout comme l'éloquence de Mon cœur, devenu paisible, le précédent duo, sur les abîmes de la rupture. Entre les deux mouvements du cœur, le plaisir de plaire est vainqueur et l'amour de l'amour renforcé car rempli de lyrisme courtois.
Jusque-là d'un romantisme plutôt sobre, le ténor Camille Tresmontant (le berger Colin) s'est fait sanguin pour cette scène-clé et s'anime d'un souffle magnifique quand il est poussé au bord du suicide par le désespoir amoureux. Sa romance Dans la cabane obscure atteint un joli sommet d'émotion pure, suivant la plus claire ligne mélodique de la soirée [lire nos chroniques de Semiramide, Die Zauberflöte et Don Carlo]. Beaucoup plus riche qu'une bluette, plus intéressante que sa stricte (mais aussi parodique) apparence de théâtre chanté, l'œuvre réserve quelques très beaux petits airs. Le Devin peut sembler tout badin, mais le baryton Christophe Lacassagne, solide pilier du festival, apporte au rôle consistance, humour et énergie.
Si la musique paraît largement l'emporter sur l'action scénique, grâce en soit rendue aux Monts du Reuil [lire nos chroniques du 7 mars 2017 et du 13 mai 2016]. Habiles dans les rythmes de la danse, subtiles dans les ritournelles, sensibles et délicates aux passages lancinants, les quatre musiciennes (violon, clavecin, violoncelle et flûte) signent des arrangements originaux, quelquefois dotés d’une légère saveur celtique. Sans peur ni malaise, l'ensemble rémois réussit encore, avec discrétion, à interpréter avec classe un chef-d’œuvre orchestral de poche, assez rapide et puissant, qui, dans la petite magie du soir d'été de Saint-Céré, met le spectateur plus à l'aise que loin devant la fosse du Metropolitan Opera !
Les sanctions de la cour et du public ont ouvert à Rousseau les portes de l'Académie royale de musique où Le devin du village fut créé en mars 1753, une reconnaissance du souverain que le créateur a fui, suivant sa nature droite et fidèle à lui-même : « ma maudite timidité, qui me trouble devant le moindre inconnu, m’aurait-elle quitté devant le roi de France !… ». Ce sera même sa seule incursion majeure dans l'art lyrique, matière à laquelle il revient pourtant presque toujours dans ses écrits théoriques ou entre les lignes de ses confessions, belles lettres où l’on a encore et encore plaisir à le saluer, l'honorer, le découvrir ou le retrouver (et non pas coincé entre Sorbonne et Val-de-Grâce).
FC