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Chroniques
Le Grand Macabre
opéra de György Ligeti
Si peu d’opéras survivent plus d’une décennie, Le Grand Macabre de György Ligeti (créé à Stockholm en 1978) est aujourd’hui passé du statut d’œuvre contemporaine à celui de « classique ». Il bénéficie d’un regain d’intérêt avec plusieurs nouvelles productions ces dernières années. Après Barrie Kosky à la Komische Oper de Berlin et la coproduction Bruxelles-Rome-Londres signée Alex Olé (La Fura dels Baus) [lire notre critique du DVD], c’est au tour de Copenhague de proposer une version de Kasper Holten (l’actuel directeur du Royal Opera House de Londres) et Anne Fugl.
Avec beaucoup plus de moyens que son confrère à Berlin, Holten signe une mise en scène classique mais intelligente en mélangeant des idées issues des univers de la BD et du cinéma à des éléments comiques efficaces approchants du théâtre bouffe. Le premier acte se passe à Brueghelland, ville imaginée par Michel de Ghelderode dans sa pièce de théâtre dont Michael Meschke tira le livret : ici, une ville de gratte-ciels renversés parmi lesquels traine une population de mendiants-zombies au milieu de détritus et de cartons vides. Enturbannés comme des momies, les deux amants Amando et Amanda vivent leur amour dans ce monde, seulement dérangé par Piet le vendeur de vin puis par Nekrotzar, apparaissant pour annoncer la fin du monde. Dans les costumes de Steffen Aarfing, ce personnage est un punk à crête rouge et lunettes noires, proche du style du rockeur Jared Leto, à cela près qu’il porte un tablier jaune « Dead End » rappelant des films d’horreur tels que Massacre à la tronçonneuse [Tobe Hooper, The Texas Chain Saw Massacre, 1974 – ndr] et une faux rouge pour allégorie de la mort.
À l’Acte II, un lit vient agrémenter le plateau où sont éparpillés de nombreux livres anciens, surplombé par une lunette télescopique et une moitié de rotonde dorée représentant l’observatoire d’Astradamors. Mescalina, la femme de ménage qui a pris le pouvoir, torture l’astrologue, habillé en travesti avec imper vert, robe de cuir mauve et soutien-gorge rose porté au-dessus. La scène tend fortement vers le burlesque lorsqu’après un coup de poêle à frire, la tête d’Astradamors reste gravée dans l’objet. Le troisième acte fait apparaître un grand restaurant déserté au milieu duquel trône la statue d’un homme à cheval ressemblant à celle d’une des places principales de Copenhague. Les tables sont encore pleines de nourriture et les fenêtres barricadées de bois, jusqu’à ce que Nekrotzar et le peuple détruisent les barrières, entrent par effraction et dérangent le Prince Go-Go et les deux ministres noir et blanc. Avant que le monde s’écroule, Nekrotzar monte sur la statue en chevalier de l’Apocalypse, frappant l’air de sa faux. Mais le monde ne s’est pas écroulé : le dernier acte reprend le décor du premier, avec une perspective modifiée des tours.
Chanté en danois, l’opéra fait ressortir une distribution scandinave très homogène portée par le Nekrotzar aux graves marqués de Ketil Hugaas. Bengt-Ola Morgny donne au rôle de Piet une touche fort dynamique dans un traitement proche de celui du clown, tout comme le prince Go-Go hilarant d’Hanne Fischer. L’Astradamors de Sten Byriel et la Mescalina de Randi Stene forme une paire très convaincante, même si la basse manque parfois d’amplitude sur le spectre vocal, notamment à l’aigu. Le couple d’amants tenu par les belles Dénise Beck et Elisabeth Jansson fait surtout ressortir cette dernière, superbe mezzo dans le rôle d’Amando. L’ultime doublon – les ministres Gert Henning-Jensen et Morten Staugaard – est lui aussi fort efficace, même s’il est peut-être trop simpliste et que le minimum est tiré de leurs rôles de clown blanc et clown noir par la production. Florian Plock tient bien son Ruffiack – excellent Condé dans Die Teufel von Loudun ici-même [lire notre chronique du 5 mars 2013], et seule Eir Inderhaug, plutôt probante en Gepopo, souffre en revanche d’un manque de lyrisme en Vénus (sorte de Reine de la nuit, pour Ligeti).
Terminons par le meilleur, car si le cast est bon, ce sont surtout la Kongelige Kapel et la direction de Michael Boder (déjà présent dans la fosse de Barcelone) qui exaltent la partition. Les équilibres parfaitement tenus et les scènes de tension très maitrisées provoquent de superbes climax, surtout lorsque les percussions interviennent, portées par l’acoustique claire de la nouvelle salle. Et si l’Ouverture pour douze avertisseurs, conçue en pastiche de Monteverdi, provoque l’hilarité du public, la reprise du deuxième acte sur le même modèle se fait dans un grand silence, ce qui prouve que le style désormais maintenant intégré.
Belle conclusion : la descente finale du rideau noir est retenue par tous les personnages chantant en chœur, avant sa chute définitive après la dernière note – la fin du monde a bien eu lieu.
VG