Chroniques

par hervé könig

Le Grand Macabre
opéra de György Ligeti

Oper, Francfort
- 18 novembre 2023
Le Grand Macabre, opéra de György Ligeti, mis en scène à Francfort
© barbara aumüller

Passenger to Frankfurt, aurait dit la célèbre dame du Devon *…

Créé à Stockholm en 1978, révisé en 1996, l’unique opéra de György Ligeti (1923-2006) paraît idéal pour célébrer avec faste le centième anniversaire de la naissance du compositeur hongrois, définitivement installé à Vienne en 1959 et citoyen autrichien depuis 1967. Ainsi l’institution hessoise n’hésite-t-elle pas à programmer Le Grand Macabre avant la fin de l’année 2023, un opus qu’elle n’avait encore jamais monté et dont les représentations font l’événement de l’automne. Conçue d’après La balade du Grand Macabre (1934), pièce de théâtre grinçante écrite par le dramaturge belge Michel de Ghelderode, l’œuvre s’appuie sur un livret rédigé à quatre mains : celles du créateur et manipulateur de marionnettes suédois d’origine allemande Michael Meschke (né en 1931) et celles du musicien lui-même. Si, personnellement, l’on n’a pas connu la première française du 23 mars 1981 au Palais Garnier – j’allais sur mes quatre ans… –, on se souvient assez précisément de la production que Peter Sellars avait signée en 1997 au Salzburger Festspiele, vue au Théâtre du Châtelet l’année suivante où Esa-Pekka Salonen en dirigeait la partie musicale, et l’on vit plus tard la version réalisée à La Monnaie de Bruxelles par le collectif La Fura dels Baus, en 2010 [lire notre critique du DVD].

Grande est la surprise, au lever de rideau, de se trouver face aux aléas du trafic autoroutier, aux abords d’un échangeur encombré suite à un accident bénin, tandis qu’à droite, en haut du plateau, les actualités du monde sont présentées et commentées sur un écran géant, selon un cynisme savoureux qui consiste à avoir pris en charge en amont les embouteillages. Et Piet vom Fass, en slip, de s’échapper d’un taxi ! Le véhicule qui le précède n'est autre qu’un corbillard où exerce le croque-mort Nekrotzar – le Grand Macabre, celui qui annonce l’Apocalypse, c’est lui. Qui est donc dans le cercueil convoyé ? Vénus, bien sûr… car qui dit mort dit amour. Où les jeunes amants s’ébattent-ils ? Dans le cercueil laissé vide par la déesse. Quant à Astradamors, son monde se résume à un mobil-home – On the road, donc **. Dans une exubérante scène de palais, qui tient de la boîte de nuit comme du tribunal psychédélique, le Prince Go-Go s’exhibe en paladin rococo, rouge comme un bon bol d’hémoglobine, accompagné au clavecin par un sosie d’Elton John.

Pour conclure, tous les personnages se réveillent après des noces infernales, la fin du monde n’ayant donc jamais eu lieu. Aussi, aura-t-on vraiment besoin d’une comète alors que le climat détraqué brûle la planète, que les hommes s’entretuent au fil de guerres stupides et cupides, que les espèces animales sont en voie de disparition ?... La fin tient dans son début et son infinitude, sans doute. Souvent remarqué pour la pertinence et l’inventivité de ses travaux [lire nos chroniques de Jenůfa, Die Soldaten, L’invisible, Le joueur et Siberia], le metteur en scène Vasily Barkhatov, signe un spectacle féroce et drôle, refusant toute imagerie surnaturelle : ici, tout se passe dans la trivialité de notre monde, les excès auxquels nous assistons sont le miroir des nôtres, grâce à la liberté prise par l’artiste à l’égard des didascalies de Ligeti, ou encore de Ghelderode. Qui sont ces grotesques de la pièce d’origine ? Pas besoin de gargouilles ni de pantins : nos propres grimaces consuméristes y parviennent si bien. Avec la complicité de la costumière Olga Shaishmelashvili et de Zinovy Margolin pour les décors, le brillant Barkhatov convainc haut la main.

Une remarquable équipe de chanteurs défend avec autant de loyauté que de bonne humeur le projet général. Saluons les artistes du Chor der Oper Frankfurt, efficaces malgré la difficulté des interventions, et l’excellent Tilman Michael qui les y a préparés. Simon Neal compose un Nekrotzar de très grand format qui se joue sans sourciller des embûches de l’écriture vocale [lire nos chroniques d’Œdipe, Der fliegende Holländer, Die Gezeichneten à Cologne puis à Lyon et de Siegfried]. Peter Marsh campe un Piet truculent qui force la bonne humeur ! Loin d’y perdre quoi que ce soit, sa voix fait autorité [lire nos chroniques de Der Ring des Nibelungen et d’Enrico]. Go-Go de haute volée, la haute-contre Eric Jurenas fait merveille, une nouvelle fois [lire nos chroniques de Medea, Trois sœurs, Agrippina et Orlando, ainsi que de son récital aux Innsbrucker Festwochen der Alten Musik]. La valeureuse basse wagnérienne Alfred Reiter n’est pas en reste dans le rôle d’Astradamors, assumé avec une générosité certaine [lire nos chroniques de Parsifal, Tristan und Isolde, Der Rosenkavalier, Das Rheingold à Francfort puis à Genève, Les Troyens et Capriccio]. Notons également les prestations appréciables de Nicolai Klawa (Ruffiak), Yongchul Lim (Schabernack), Michael McCown (Ministre Blanc), Iain MacNeil (Ministre Noir) et Yan Lei Chen (Schobiak). La partie féminine de la distribution s’en sort avec le même confort. À commencer par la Venus très sonore d’Anna Nekhames, également Chef du Gepopo. Les fulgurances vocales de Claire Barnett-Jones honorent la partie de Mescalina, celles d’Amanda étant avantageusement confiées à Elizabeth Reiter.

Au pupitre du Frankfurter Opern– und Museumsorchester, le nouveau directeur musical de l’Opéra de Francfort, Thomas Guggeis (qui succède à Sebastian Weigle), signe une interprétation concentrée, infiniment précise malgré la complexité de la musique de Ligeti. Par la lisibilité de sa battue et un dosage exact des niveaux sonores, le chef favorise une mise en place exemplaire des solistes, ainsi que le relief savoureux des timbres. Le concertino de scène est servi par des musiciens remarquables. Une réussite, à tout point de vue, c’est indéniable ! So, morgen: Passagier nach Wien! ***

HK

* Passenger to Frankfurt, roman d’Agatha Christie (Collins Crime Club, 1970) ; version française de Jean-André Rey, Passager pour Francfort (Librairie des Champs-Élysées, 1970)

** On the road, roman de Jack Kerouac (Viking Press, 1957) ;
version française de Jacques Houbard, Sur la route (Gallimard, 1960)

*** Bon, demain : passager pour Vienne : aucune allusion littéraire