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Chroniques
Le Grand Macabre
opéra de György Ligeti
Après une représentation francfortoise très appréciée [lire notre chronique de la veille], c’est à Vienne que l’on retrouve ce dimanche l’opéra de György Ligeti, le plus populaire des compositeurs de l’avant-garde du second XXe siècle – un statut du coqueluche du public vraisemblablement dû à l’utilisation de sa musique par Stanley Kubrick, dans son fameux film 2001: A Space Odyssey (1968) [lire notre chronique du 16 mars 2019]. Ainsi découvrons-nous, à quelques heures d’intervalle, comment une autre équipe vocale s’attelle aux caractères bien tranchés, vocalement et théâtralement, du dramatis personae de cet ouvrage si savoureux et questionneur. Inévitablement, nous voilà tentés de comparer les distributions : il faut donc résister, car rien de moins intéressant que cet exercice qui consisterait à parcourir le monde pour voir chaque soir la même œuvre dans une autre ville.
Très prisé dans le répertoire contemporain, le baryton Georg Nigl – un artiste qu’on ne présente plus [lire nos chroniques de Faustus, the last night, Die Tragödie des Teufels, Passion, Wozzeck, Eight songs for a mad king, Death in Venice, Jakob Lenz, Il prigioniero et Violetter Schnee] – incarne un Nekrotzar luxueusement musical dont le chant ne met pas à distance le personnage, selon une pantomime confortable : ici, la prise de risque est totalement assumée, frontalement, avec une souplesse qui tient vraiment de la prouesse avec cette écriture redoutable qui marque le rôle du Macabre. Expressif et même un rien hâbleur, l’ivrogne Piet vom Fass, son acolyte, revient au ténor très projeté de Gerhard Siegel qui profite de chaque ligne pour s’amuser [lire nos chroniques de Lulu, Der Ring des Nibelungen, Boris Godounov, Die Liebe der Danae, Die Frau ohne Schatten et Saint François d’Assise]. Stentor évident, la basse Wolfgang Bankl s’impose en Astradamors remarquablement présent [lire nos chroniques de Dantons Tod et d’Orlando], quand l’agile Andrew Watts magnifie la vocalité exubérante du Prince Go-Go avec un pétillement clairement enfantin [lire nos chroniques de L’Incoronazione di Poppea, Alice in wonderland, Kloing!, Gawain, Lear, The Rake’s Progress et Figaro gets a divorce]. Côté féminin, on se régale sans satiété de l’explosive Mescalina composée par l’immense mezzo Marina Prudenskaïa, appuyant par la voix ce qu’il faut de raucité et de sensualité pour transmettre la puissance sadomasochiste du rôle. Face à cette incarnation écrasante, Isabel Signoret et Maria Nazarova, malgré une habileté irréprochable, semblent un peu terne en Amando et Amanda, à l’inverse de Sarah Aristidou qui brûle les planches, aussi bien en Venus qu’en Chef du Gepopo, d’une coloratura somptueuse, profitant bien de l’écriture redoutable de Ligeti, si tendue [lire notre chronique de Kopernikus].
Sans renier le plaisir pris hier à l’Opéra de Francfort, il faut tout de même avouer que la lecture de Pablo Heras-Casado a ce qu’il faut pour en balayer le souvenir. Rendant, comme par magie, simple à l’oreille ce que la partition comporte de plus complexe, le chef espagnol cisèle admirablement son Grand Macabre dont il rend compte de chaque détail [lire nos chroniques d’Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny, Altenberg Lieder, Matsukaze, Un minimum de monde visible, Die Zauberflöte, Alhambra et Parsifal]. Sa verve narrative porte haut l’éclectisme de l’œuvre, sans doute scandaleux pour son époque encore figée dans des esthétiques marquées par une rigueur plus restrictive. La performance chorale est également impressionnante d’engagement comme de précision.
La proposition scénique est franchement moins heureuse…
En collaboration avec la Needcompany qu’il a fondée à Bruxelles en 1986, le chorégraphe, scénographe et metteur en scène Jan Lauwers [lire notre chronique d’Intolleranza 1960] signe une performance bling-bling qui peine à faire sens et manque de souffle. Il s’y passe tant de choses, tout le temps et à des endroits différents du plateau, que la tête nous en tourne sans qu’on en retire le moindre plaisir. L’argument et ses dégâts collatéraux ne sont-ils pas suffisamment corsés, sans qu’il soit nécessaire d’en rajouter ? S’engouffrer si inconsidérément dans le non-sens de l’œuvre revient à la résumer à un théâtre de l’absurde, ce qu’elle est par certains aspects, mais ce qu’elle n’est pas exclusivement. L’appauvrissement du matériau par cette excessive foire aux mauvaises idées fatigue très vite et encombre lamentablement l’écoute. Quel bonheur d’avoir pu être à Francfort hier !
HK