Chroniques

par bertrand bolognesi

Le Grand Macabre, opéra en quatre tableaux (1977 ; rév. 1996)
Chœur et Maîtrise de Radio France, ONF, François-Xavier Roth

Robin Adams, Matthieu Justine, Lucile Richardot, Andrew Watts, etc.
Auditorium / Maison de la radio et de la musique, Paris
- 2 décembre 2023
LE GRAND MACABRE, opéra de Ligeti en version de concert à Paris
© radio france | dimitri scapolan

« Que pète l’univers ! »

Véritable corne d’abondance musicale, Le Grand Macabre contient tout un monde, celui de Michel de Ghelderode (1898-1962), bien sûr, dont la pièce La balade du Grand Macabre est une version remaniée en 1934, pour matériau humain dira-t-on, de La farce de la Mort qui faillit trépasser écrite neuf ans plus tôt pour des marionnettes. L’irrévérence diablement inventive du dramaturge, la dérision permanente, aussi bien dans la maîtrise du grotesque que dans les propos clairement anarchistes du dernier monologue – on a du mal à imaginer leur réception au cœur des années trente au Royaume des Belges où Le Petit Vingtième publie en feuilleton Les cigares du pharaon, tout nouvel (et quatrième) album des Aventures de Tintin qui ne brillent guère par leur force subversive, tandis que Rex et VNV pourrissent le territoire politique de leurs programmes ouvertement fascistes (le Front populaire de Rex de Léon Degrelle et la Vlaamsch Nationaal Verbond de Staff Declercq) – se double ici du franc pied de nez de György Ligeti aux écoles compositionnelles dont il ne respecte aucun précepte tout en les mariant tous dans un vaste et génial lupanar stylistique. « Mieux vaut longuement faire l’amour et jouir et s’aimer un jour », conclut le livret qu’il a lui-même concocté avec Michael Meschke pour la création à Stockholm le 12 avril 1978 : « c’est ainsi qu’on arrête le temps éternel ».

L’Ouverture – il y en a une, sans quoi la parodie ne saurait avoir lieu – de klaxons et leprélude du troisième tableau confié à des sonnettes d’appartement sont les moindres trouvailles du compositeur. Provocatrice, l’écriture de son anti-anti-opéra est même proprement scandaleuse. Avec cette véritable danse macabre dont tous les personnages sortent indemnes, il pourfend, avec un humour aussi noir que revivifiant partagé avec le célèbre humoriste hongrois Géza Hofi et proche de l’ironie de Kafka, ce que nazisme et stalinisme lui firent vivre, lui qui survécut à ces deux fléaux. Le personnage du Chef de la Gepopo devient, avec l’œuvre, contemporain des polices secrètes du bloc de l’Est – la Politikai rendőrség de la Hongrie de János Kádár dont le règne durerait encore dix ans, la Służba Bezpieczeństwa polonaise ou encore de la Stasi en RDA (DDR), par exemple. Certes, Ligeti est alors citoyen autrichien depuis une dizaine d’années, mais tout de même, n’y avait-il pas quelque risque à dérisionner ces pouvoirs, même à travers une esthétique dada ? Dans Unser letztes Musikjahrhundert (Wolke Verlag, 2021), Hans-Klaus Jungheinrich décrit Le Grand Macabre comme « l’opus le plus sinistre et bizarre de Ligeti ». Sinistre, vraiment ?

La principauté imaginaire de Breughelland – Ghelderode s’est forcément inspiré du Triomphe de la Mort (1562), célèbre bois de Brueghel l’Ancien que l’on peut admirer au Prado (Madrid) – est dirigée par un prince glouton et faiblichon, dénommé Go-Go. Un Ministre Blanc et un Ministre Noir, aussi corrompus l’un que l’autre, s’ingénient à inventer des taxes et se disputent sans cesse le pouvoir en menaçant de démissionner à la moindre opposition de Go-Go. Montant une haridelle de légende et arborant terrible faux, Nekrotzar vient annoncer que le choc avec une comète, passant par là à minuit très exactement, engendrera l’Apocalypse le soir même. Dès lors, les passions humaines se déchaînent, comme Mescalina en jeu sado-maso avec Astradamors, le vin coulent comme jamais et les amants s’adonnent à leur plaisir jusque dans les sépultures. Lorsque retentissent les coups de minuit, tous se croient morts et enterrés… pourtant, la comète semble avoir modifié son parcours. Le peuple de Breughelland s’en tire avec une bonne gueule de bois, e basta così.

La complexité n’a jamais fait reculer Ligeti. Aussi Le Grand Macabre ne déroge-t-il pas, s’inscrivant pleinement dans les préoccupations compositionnelles de l’artiste. En 1996, celui-ci s’est attelé à rendre plus transparente l’orchestration de son œuvre et à en ramasser le texte, en vue d’une version en langue anglaise – la création se fit en suédois, puis l’opéra fut chanté en Allemand à Hambourg à l’automne 1978, en italien à Bologne au printemps 1979, puis, deux ans plus tard, en français à Paris. Les défis vocaux demeurent de taille. Le raffinement de l’écriture rythmique, d’une minéralité fort savante, laisse pantois, et pas uniquement dans l’extraordinaire chœur Vi-ve-Go-Go ! est un défi de scansion. On admire l’écriture hardie du rôle du Chef de la Gepopo, le discret sauve-qui-peut de Gogo soutenu par une nursery rhyme de contrebasses et de violoncelles, proche du leitmotiv de Punch and Judy de Birtwistle (1967) – clin d’œil de Ligeti à son confrère ? –, la splendide partie en concertino (violon, basson, clarinette et piccolo) ainsi que l’ultime ritournelle du départ de Nekrotzar.

Si l’on n’avait guère apprécié la production salzbourgeoise plutôt morne de Peter Sellars au Théâtre du Châtelet, en 1998 et en anglais, le plaisir est grand de retrouver l’œuvre en langue française, comme découverte au Palais Garnier en mars 1981. Adolescent, nous avions convaincu nos parents d’autoriser une virée à Paris rien que pour cela ! La mise en scène de Daniel Mesguich faisait alors grincer quelques dignes prothèses dentaires quand elle nous amusait fort. Au metteur en scène Benjamin Lazar [lire nos chroniques de Cadmus et Hermione, Il Sant’Alessio, Orlando, Cachafaz, Cendrillon, Egisto, Venus and Adonis, Pelléas et Mélisande, enfin Donnerstag aus Licht] est confiée une mise en espace qui se résume à un chemin de tubes lumineux dont change la couleur et à une vague circulation de quelques personnages, le Chœur et la Maitrise de Radio France étant placés dans les balcons, à l’arrière de l’orchestre. Aussi persiste-t-on à considérer qu’il s’agit d’une version de concert.

Peu importe, rien ne gâchera notre plaisir, et moins encore l’équipe vocale réunie pour ce dernier des quatre concerts du cycle Ligeti concocté par l’Orchestre national de France (ONF) à la maison ronde pour célébrer le centième anniversaire du compositeur [lire nos chroniques des 23, 26 et 28 novembre 2023]. On apprécie les amoureux Amando et Amanda, respectivement le mezzo-soprano Judith Thielsen [lire nos chroniques de The rape of Lucretia, Die Soldaten, Eugène Onéguine] et le soprano Marion Tassou [lire nos chroniques de Snowdrift, Goethe-Lieder, L’île du rêve, Bouchara, Die Zauberflöte], le ténor incisif et bon comédien Paul Curievici en Ministre Blanc [lire nos chroniques de Street scene, A midsummer night's dream, Parsifal, Le joueur], ainsi que le baryton clair de Charles Rice en Ministre Noir [lire nos chroniques de Viva la mamma, Peter Grimes, Gloriana, Médée].

L’excellent Olivier Gourdy se joue des surgraves d’Astradamors [lire nos chroniques de La chute de la maison Usher et Violet] et Lucile Richardot (qui chantait Ligeti ici-même dimanche matin et Bach à la Philharmonie le lendemain) campe une truculente Mescalina [lire nos chroniques de Dido and Æneas, Rinaldo, Combattimento, Hamlet, David et Jonathas]. D’un impact d’abord un peu confidentiel, le ténor Matthieu Justine affirme une intonation très fiable et bientôt un volume plus sûr en délicieux Piet de pantomime dont il faut saluer la souplesse vocale. Deux artistes chantent ici les rôles qu’ils viennent d’assumer à la Wiener Staatsoper [lire notre chronique du 19 novembre 2023] : on retrouve la haute-contre Andrew Watts en Go-Go généreux [lire nos chroniques de L’Incoronazione di Poppea, Alice in wonderland, Kloing!, Gawain, Lear, The Rake’s Progress, Figaro gets a divorce] et l’étonnante Sarah Aristidou, Vénus fulgurante puis Chef de la Gepopo coloratura – seul soliste à s’exprimer sans partition, c’est notable [lire notre chronique de Kopernikus].

Enfin, Robin Adams impose un robuste baryton-basse dans le rôle-titre, Tsar Nécro alias Grand Macabre énorme en voix et en présence – il offre même un petit mot en langue magyare : Allô ?..., dit-il pour s’assurer du trépas des Breughellandais –, doté d’un instrument riche au grain invasif dont il use avec un art certain [lire nos chroniques de The Bassarids, Quartett à Paris et à Barcelone, Das Schloß Dürande, enfin Der Prinz von Homburg]. Au pupitre d’un Orchestre national de France en parfaite santé, François-Xavier Roth signe une lecture soignée qui honore les trésors de la partition. On quitte l’Auditorium heureux. En attendant de voir ce que Kent Nagano et Krzysztof Warlikowski feront de l’œuvre à Munich au printemps prochain, on pourra revoir ce concert via la captation disponible sur Arte Concert pendant deux ans.

BB