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Chroniques
Le moine noir
spectacle de Kirill Serebrennikov – musique de Jēkabs Nīmanis
Les formes théâtrales contemporaines n’hésitent pas à faire appel à la pluridisciplinarité, et la Cour d’Honneur du Palais des Papes à Avignon n’est pas la scène la moins propice du festival de la cité vauclusienne. En adaptant Le moine noir, courte nouvelle d’Anton Tchekhov, Kirill Serebrennikov ne se contente pas de lui donner un développement dramaturgique faisant appel aux différentes ressources du langage scénique. Le récit – le retour à la campagne, chez son ami Pessotski, propriétaire d’un vaste jardin, d’Andreï Kovrine, un intellectuel qui va faire l’expérience des confins de la folie – est dilué et démultiplié en quatre points de vue contrastés : celui du patriarche jardinier, de sa fille Tania, au crépuscule de sa vie, de Kovrine lui-même, et enfin du moine noir. Au delà d’un glissement progressif hors de l’ancrage matérialiste, c’est surtout une hybridation croissante de la forme qui constitue la force expressive et esthétique du spectacle.
Ponctuée par une improvisation au saxophone d’une sonorité assez appuyée, la première partie est écrasée par la puissance déclamatoire de Bernd Grawert, à l’allemand particulièrement incisif. Les trois serres d’horticulture, dont le bâchage vibre sous les assauts irréguliers du mistral, délimitent un espace d’abord théâtral que les quelques notes aux anches ou au piano, dans l’une des tentes, agrémentent sans s’éloigner réellement du registre du drame parlé. C’est aussi, de manière symptomatique, la section à la narration la plus linéaire. Si la deuxième prolonge le procédé, en l’altérant un peu, dans le tamis du regard mélancolique de Tania, bien des années après les faits, c’est dans le troisième tableau que la transformation formelle s’opère réellement, en même temps qu’il est fait appel à un deuxième comédien pour incarner Kovrine – un troisième avatar apparaîtra dans l’ultime acte, suggérant sans doute aussi une dissociation de personnalité en caractères et temporalités hétérogènes. Avec l’appui de la vidéo d’Alan Mandelshtam et des lumières de Sergueï Kucher qui façonnent les aurores ponctuant le drame, Serebrennikov [lire nops chroniques de Salome et du Nez] modèle une métissage où texte et musique se mêlent dans une dissolution de l’individualité aimantée par le moine noir.
Nourries de symboles astrologiques ou kabbalistiques, les tonalités nocturnes des animations visuelles du finale sur les façades de l’édifice accompagnent un spectacle total où se rejoignent les rondes rituelles des chorégraphies réglées par Ivan Estegneev et Evgueni Kulagin, les chœurs magnifiant l’écriture modale de Jēkabs Nīmanis qui revisite parfois l’héritage grégorien, et la solitude cosmique de Kovrine et du moine noir. Arrangée par Andreï Poliakov et dirigée par Uschi Krosch, la partition du compositeur letton, reconnu pour son travail au cinéma, participe de manière cardinale à cette métamorphose du temps, dramatique et absolu, qui est aussi celle du spectacle lui-même en un renouvellement de l’expérience théâtrale par une synthèse évolutive des genres… certes non sans longueurs çà et là, surtout au début.
GC