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Chroniques
Le nozze di Figaro – Don Giovanni – Così fan’ tutte
Les noces de Figaro – Don Juan – Ainsi font-elles toutes
Initialement prévue en 2020, la Trilogie Da Ponte/Mozart referme, comme un heureux symbole, la dernière saison de Marc Minkowski à la tête de l’Opéra national de Bordeaux. Réalisés d’abord pour le Drottningholms Slottsteater (Stockholm), avant d’être donnés à l’Opéra royal (Versailles), les trois spectacles réglés par Ivan Alexandre n’avaient jamais encore été présentés en cycle, bien que la conception scénographique unique se prête bien à telle intégrale. Ce sont essentiellement les toiles et rideaux discrètement graphomanes des tréteaux, jalonnés de part et d’autre de coulisses de loges, avec chaise et miroir à maquiller, qui déclinent la singularité des trois opus dans les décors et les costumes dessinés par Antoine Fontaine, lequel tamise les lumières, conjointement avec le metteur en scène, dans une approche intimiste qui éclaire, sans momification muséale, l’intemporelle sève de la littéralité du texte – à rebours des néons contemporains de la transposition.
Ainsi, dans Le nozze di Figaro, les tissus sont-ils imprimés d’airs galants, de Cherubino ou de l’ironique sérénade du billet que la Contessa et Susanna concoctent pour tromper le Conte, tandis que toutes ces courtines se révèlent propices aux imbroglio et rebondissements qui rythment cette folle journée de désillusions et de dévoilements. Si les tentures de Don Giovanni peuvent encore transcrire quelque aubade, elles se font d’abord compendium astrologique peuplé de schémas des révolutions lunaires et solaires, précipité des questions métaphysiques traversant le dramma giocoso. Sans perdre une alerte verve théâtrale, à l’exemple du catalogo gravé sur le corps même de Leporello qui, au gré de la liste, opère un effeuillage vestimentaire presque jusqu’au plus simple appareil, Don Giovanni est peut-être le volet du cycle le moins concentré sur l’économie scénographique. L’habileté attendue de l’apparition de la statue dans une baignoire du Grand-Théâtre dans l’axe du chef, lors de l’invitation à souper, s’écarte un peu de la sobriété de l’occupation spatiale qui se réaffirme dans l’abstraction combinatoire de Così fan tutte, où l’on retrouve les rouleaux d’étoffes pour le contrat de mariage factice ou encore la morale de la fable.
Cette lecture, qui n’a pas besoin de prendre le contrepied du XVIIIe siècle vestimentaire pour faire affleurer sous l’artifice du théâtre les vérités des cœurs et des âmes, s’appuie sur la complicité d’interprètes que l’on retrouve d’un ouvrage à l’autre, esquissant des filiations parfois largement renseignées par la musicographie, d’autres moins relayées mais tout aussi évidentes. Dans le registre des premières, il y a, bien sûr, celle qui relie le Conte, Giovanni et Alfonso, restituée dans l’évolution du regard libertin sur l’amour. Pour le second cast des Nozze, c’est Florian Sempey qui endosse la carrure d’Almaviva. Si la faconde du Figaro rossinien est taillée sur mesure pour son baryton chantant, il lui faut un peu appuyer l’autorité du Conte mozartien, avec un soupçon de raideur dans la jalousie qui n’obère nullement la générosité de la voix et de l’incarnation, portée par un authentique sens de la ligne. Le besoin de composer le rôle se retrouve dans le Giovanni d’Alexandre Duhamel, d’une intelligence certaine du verbe, qui s’épanouit plus naturellement dans Alfonso dont l’ironie de l’expérience n’attend pas l’épilogue de la maturité. Sa présence jubilatoire dans Così ne trompe pas. Pilier des trois soirées (le seul à les assumer), Robert Gleadow réserve un Figaro robuste et alerte qui donnera toute sa mesure en un Leporello sans filtre, qui tient de la bête de scène, tandis que les ultimes élans matamores de Guglielmo s’accommodèrent d’une blessure le dernier soir, dissimulée par le baryton-basse canadien avec un métier dont n’émana qu’un discret retrait théâtral.
Susanna dans les deux derniers cycles, Arianna Vendittelli tire parti du léger voile arrondissant son soprano pour tirer la soubrette vers une richesse de sentiments qui épouse toutes les contradictions d’Elvira. De la suivante dans la première série, Angela Brower, on n’aura entendu que sa Dorabella au mezzo clair qui s’allie, et contraste à la fois, avec le soprano nourri d’Ana Maria Labin, Fiordiligi d’une sensibilité fine, attentive aux moindres modulations pour faire ressortir les ressources des notes et des mots, et qui signalait déjà ces qualités en Contessa. On retiendra les portraits d’ondoiements psychologiques dans Dove sono ou encore Per pietà – et aussi Come scoglio. Un nom à retenir.
D’une juvénilité ambiguë et impulsive en Cherubino, Miriam Albano endosse avec gourmandise les déguisements successifs de Despina. À rebours des Marcellina émérites, Alix Le Saux séduit par l’intégrité et la fraîcheur du gosier, au service d’une Zerlina également piquante et volubile. Hapax pour soulager la Contessa avant Fiordiligi dans l’enchaînement quotidien des trois opéras, Iulia Maria Dan fait valoir la personnalité dramatique d’Anna, face à l’Ottavio lyrique et aéré de Nico Darmanin. N’apparaissant dans aucune scène commune, Masetto et le Commandatore sont confiés au même soliste, Alex Rosen, avec une pointe de rudesse paysanne dans l’un qui se change dans l’autre en un port plus hiératique – ma non troppo cependant. Une même économie préside à la distribution des rôles de caractère dans les Nozze, avec Paco Garcia au ténor franc et lumineux en Basilio et Curzio, tandis que Norman Patzke se charge des rodomontades de Basilio et d’Antonio. Barbarina résonne avec le fruité attendu grâce à Manon Lamaison, quand la vaillance de James Ley s’avère hors style pour Ferrando. Calibré avec la même intuition chambriste, le Chœur, préparé par Salvatore Caputo, participe à l’aventure.
La Trilogie serait incomplète sans la direction éminemment théâtrale de Minkowski, pour la dernière fois de son mandat à la tête de l’Orchestre national Bordeaux Aquitaine, dans une fosse relevée pour mieux contribuer à l’inimitable alchimie entre musique et texte. Ce sens du drame et de l’expressivité, n’hésitant pas à prendre quelques libertés, s’illustre dans l’élan qui lie récitatifs et numéros chantés, à l’instar de ce vigoureux arpège pour lancer l’air du champagne, et s’appuie sur le continuo équilibré et vivant de Maria Shabashova, ingénieux sans verser dans le bavardage, multipliant les clins d’œil entre les trois opus. À la fin de Così, l’ovation témoigne, à l’heure des adieux, de la définitive réconciliation du public girondin avec le chef français.
GC