Chroniques

par irma foletti

Le philtre, opéra de Daniel-François-Esprit Auber
Eugenio Di Lieto, Luiza Fatyol, Emmanuel Franco, Patrick Kabongo et Adina Vilichi

Luciano Acocella dirige les Chœur et Orchestre Philharmonique de Cracovie
Rossini in Wildbad / Königliches Kurtheater, Bad Wildbad
- 24 juillet 2021
"Le philtre" d'Auber en version de concert, au festival Rossini in Wildbad 2021
© saskia krebs

Quatrième soirée à Bad Wildbad, et pour nous quatrième lieu de représentation du festival Rossini in Wildbad. En effet, le concert programmé initialement en extérieur dut se mettre à l’abri de la pluie tombée au cours de la soirée et c’est dans le petit Königliches Kurtheater qu’est donné, en version de concert, le rarissime Philtre de Daniel-François-Esprit Auber (deuxième représentation). Si l’on connaît l’œuvre aujourd’hui, c’est à travers la mention du livret de L’elisir d’amore de Gaetano Donizetti : « livret de Felice Romani lui-même tiré du livret écrit par Eugène Scribe pour Le philtre (1831) de Daniel-François-Esprit Auber ». Or, si l’opéra du Bergamasque fut créé en mai 1832, Le philtre d’Auber vit le jour en juin 1831, constituant ainsi l’original, malgré sa très faible notoriété, en comparaison de l’un des titres les plus joués du répertoire belcantiste.

Dirigée par Luciano Acocella, la longue Ouverture charme d’entrée par ses rythmes empruntés par moments au folklore, l’action se déroulant au pays basque, « sur les bords de l’Adour ». Vive, alerte, la musique jouée par l’Orchestre Philharmonique de Cracovie (Orkiestra Symfoniczna Filharmonii im. Karola Szymanowskiego w Karkowie) est d’une légèreté typique des compositeurs de cette période, Auber et Boieldieu en tête, précurseurs du grand opéra français. Placés en fond de scène, les artistes du Chór Filharmonii im. Karola Szymanowskiego w Krakowie ont souvent du mal à se faire entendre par les auditeurs du parterre, mais la qualité de leur français paraît correcte.

Les similitudes entre les partitions d’Auber et de Donizetti sont extrêmement nombreuses, avec un texte le plus souvent identique, à la traduction près. On a aussi parfois l’impression d’un plagiat musical, si l’on garde L’elisir d’amore en tête, avec quelques rares séquences où les orchestrations sont sœurs jumelles. Plusieurs différences sont aussi à relever, la plus flagrante étant l’absence d’un équivalent du plus fameux air de Nemorino, Una furtiva lagrima, ce qui contribue à équilibrer davantage les différents rôles. On préfère aussi l’extrait du livret de Scribe, « La femme est un être inexplicable et tendre », à la version moins élégante de Romani, « La donna è un animale stravagante davvero » !

Le seul francophone de la distribution réunie à Bad Wildbad est Patrick Kabongo qui défend Guillaume (l’équivalent de Nemorino). La diction est un régal d’articulation ainsi que l’élégance du phrasé, le ténor semblant trouver dans ce type d’emploi une sorte d’idéal, variant les nuances entre jolis piani et extensions plus soutenues vers l’aigu [lire nos chroniques d’Armide, L’inganno felice, Romilda e Costanza, Le Balcon et Elisabetta, regina d’Inghilterra]. Son grand air Philtre divin ! Liqueur enchanteresse est le sommet de la soirée, alternant entre séquences élégiaques et passages tirant vers la bravoure. Le baryton Emmanuel Franco en Joli-Cœur (Belcore chez Donizetti) joue avec gourmandise son rôle de sergent hâbleur, en passant régulièrement la main sur ses cheveux gominés. Le style est martial et affirmé, dès Je suis sergent, brave et galant, air d’entrée, rythmé par les trompettes. Le français est de qualité, trahi parfois par les sonorités de certaines voyelles [[lire nos chroniques de Cenerentola, Salome et L’equivoco stravagante]. Le cas d’Eugenio Di Lieto en Fontanarose (Dulcamara en version italienne) est plus problématique quant à la diction – on entend un accent trop italien, même si l’acteur compense en investissant complètement son personnage de sympathique roublard qui fait la réclame du philtre faussement miraculeux. Le chanteur se présente cependant en bien meilleure forme et justesse d’intonation que lors de La scala di seta entendue deux jours auparavant, avec, globalement, une voix ferme et stable [lire notre chronique du 22 juillet 2021].

Côté féminin, le rôle principal de Térézine, l’élue du cœur de Guillaume, est attribué à Luiza Fatyol, dotée d’une très jolie qualité de timbre et d’aigus ravissants, d’une puissance tenue sous contrôle dans ce petit théâtre et d’une diction très correcte, sinon parfaite. La chanteuse prend un plaisir visible à interpréter ce personnage, jouant d’œillades vers Joli-Cœur pour dérouler sa stratégie à trois bandes de séduction de Guillaume. Térézine évolue également depuis la jeune fille capricieuse du premier acte (La coquetterie fait mon seul bonheur, air charmant à la section finale très fleurie) vers la femme amoureuse et sincère, en fin d’ouvrage. Interprétée par Adina Vilichi, Jeannette (Giannetta) est une partie beaucoup moins développé, rehaussée toutefois d’un air où le soprano montre une couleur sombre et une étendue moins aigüe que sa consœur.

Luciano Acocella [lire nos chroniques du 3 octobre 2008 et du 7 février 2014] parvient à coordonner et mener l’ensemble à bon port. Sa tâche n’est pourtant pas des plus faciles, les solistes étant positionnés dans son dos, à l’avant de l’étroit plateau. La très bonne nouvelle est que le concert du 15 juillet a été enregistré, donnant lieu à une sortie CD dans les prochains mois. On espère que cet enregistrement en première mondiale du Philtre, ouvrage au charme véritable, donnera bientôt des idées aux maisons d’opéra de l’Hexagone.

IF