Recherche
Chroniques
Le plancher de Jeannot
monodrame de Sebastian Rivas
Préparée comme chaque année par La Muse en Circuit, cette nouvelle édition du festival Extension (la treizième) propose une douzaine de rendez-vous avec la musique de notre temps – hommages aux « musiques migrantes » (Haddad, Spiropoulos, Steen-Andersen, etc.) et à la « composition du réel » défendue par Luc Ferrari, célébration du cinquantième anniversaire de l’Ensemble Ars Nova, concert monographique consacré à la compositrice Diana Soh, etc. –, mêlant reprise de pièces récentes et créations.
Tandis que certains de ses confrères livrent des pièces célébrant des magnificences architecturales – Laurent Cuniot et Villa Adriana [lire notre chronique du 23 mars 2013] ; Frédéric Aurier et Le mur d’Hadrien (à Chambéry, le 28 mai prochain) –, Sebastian Rivas dévoile quant à lui un monodrame au titre plus prosaïque : Le plancher de Jeannot. Qui est Jeannot ? Un jeune militaire (né en 1939) qui revient d’Algérie pour s’occuper de la ferme familiale avec sa mère et sa sœur, après le suicide du père ; un schizophrène qui, des mois durant, va graver des mots sur le plancher en chêne de sa chambre avant de se laisser mourir de faim (1972). Objet d’art brut et témoignage d’une lourde souffrance intérieure, trois panneaux de bois gravés sont aujourd’hui exposés sous verre aux abords de l’hôpital Sainte-Anne (Paris). On peut y lire la rumination paranoïaque d’un trentenaire ayant survécu à deux guerres : « La religion a inventé des machines à commander le cerveau des gens et bêtes et avec une invention à voir notre vue à partir de rétine de l’image de l’œil abuse de nous santé idées de la famille matériel biens pendant sommeil nous font toutes crapulerie l’Église après avoir fait tuer les juifs à Hitler a voulu inventer un procès type et diable afin prendre le pouvoir du monde et imposer la paix aux guerres […] »
Toujours sensible à l’idée de déchirement et de rupture [lire notre chronique du 14 mai 2009], Rivas (né en 1975) fut touché par les nombreux champs artistiques qu’embrassent ces planches croisées par hasard (gravure, typographie, poésie sonore), au point de souhaiter évoquer cette voix multiple, née de l’oppression et anéantie par la démence, à travers le chant, la vidéo et une écriture instrumentale nuancée (piano, violoncelle, violon, clarinette, flûte) – c’est-à-dire loin d’une saturation redoutée. Les sons de gorge de Donatienne Michel-Dansac, les craquements des cordes, les galops sourds du piano sont accompagnés par des images d’abord en noir et blanc (taches et bandes floues qui apparaissent avec lenteur, caméra qui frôle la terre ou les murs) puis en couleurs (mosaïque d’inserts multiformes qui se côtoient et se succèdent vivement, où se repèrent des branches, des dents, des nuages, etc.). Si cette proposition visuelle offre une neutralité relative, reste à savoir si elle s’avère indispensable et si elle donnera lieu à des propositions ultérieures différentes.
En introduction à cette rencontre de trente-cinq minutes avec les solistes de l’Ensemble Sillages conduits par Renaud Déjardin, nous entendons deux œuvres plus courtes : Lamento (2007) de Franck Bedrossian, pour voix et dispositif électronique, et Les murs de l’asile de David Jisse, pour narrateur et sons fixés, d’après les écrits du psychiatre Roger Gentis. Si la seconde introduit au monde étanche de la folie du monodrame de Rivas, elle paraît sentencieuse et musicalement pauvre à côté de la première. Dans une tension entretenue, celle-ci propose en effet une palette généreuse de soupirs, sanglots, plaintes éraillées, susurrements d’envoûtement qui ne cèdent jamais au déchaînement hystérique – malgré quelques cris et une tessiture plus aigue exploitée vers la fin.
LB