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Chroniques
Le privilège des chemins
spectacle d’Éric Génovèse
Le Privilège des chemins s'inscrit dans le cadre des rencontres Résonances. La première ayant eu lieu le 15 septembre dernier, on peut dire que ce spectacle constitue une sorte d'apéritif à ces quelques journées d'octobre consacrées à la technologie et à la musique, et dont le plat de résistance sera les deux concerts Cursus à venir. La collaboration entre la Comédie-Française et l'Ircam, l'une gardienne de la tradition théâtrale, l'autre friande de découvertes sonores, vient d'un constat très simple de la nouvelle direction du Français : alors que les avancées techniques dans le domaine de l'image ou de la lumière ont vite séduit metteurs en scène et scénographes, le travail sonore reste paradoxalement à la traîne. La légende des siècles de Hugo, puis Esther de Racine ont permis d'expérimenter une réflexion commune qui mène au présent travail de recherche sur Fernando Pessoa.
Parmi les nombreux écrits laissés en jachère par l'écrivain portugais, la poétesse Teresa Rita Lopes a choisi d'exhumer et de réunir trois fragments de pièces inachevées et inédites. Trois destins prennent vie sous nos yeux, celui du couple appelé l'Homme et la Femme, celui du Prince et celui de Salomé. Tout commence derrière un écran transparent, sur un plateau enfumé avec quelques néons verticaux et une vague ambiance sonore : une jeune fille filme le public qui s'installe, un homme est assis de dos sur un fauteuil de coiffeur, un couple est enlacé, immobile. Le couple parlera du corps, de l'amour, de la peur aussi. Les voix sont sonorisées et un écho métallique accompagne les fins de phrases. Claudine Mathieu est assez touchante, Christian Gonon a tendance à sortir son texte de façon saccadée, comme s'il s'écoutait parler au lieu de faire vivre son personnage.
Mais ce défaut n'est rien à côté de la torture de la deuxième partie, avec ce Prince assis qui n'en finit pas de voir la vie s'enfuir, qui geint, puis hurle, puis tremblote… On échappe d'autant moins au ton de la maison (« Je commenccce à mourrrir pour les chôôôses ») qu'une bande son vient dire un/le texte en superposition de celui que chuchote Alexandre Pavloff. Après cela, le « clown » qui entre en scène, donnant en play-back approximatif un extrait de la Petite Messe Solennelle de Rossini – le pianiste Alain Altinoglu accompagnant le baryton-basse Till Fechner – est une bouffée de fantaisie.
Même chose avec l'arrivée d’Audrey Bonnet en Salomé déjà dansante, qui n'hésite pas à chantonner. Des vocalises féminines accompagnent ses évocations de sirènes et d'oiseaux, ou encore un air triste au bandonéon – Victor Villena. Mais là aussi, l'enthousiasme est de courte durée : un théâtre conventionnel refait surface (rideau de scène, un roi et une reine décoratifs), contredisant les jalons installés au départ. Le couple du début revient pour se séparer dans une ambiance de hall de gare… Sorte de fil d'Ariane, Clément Hervieu-Léger a traversé les deux heures du spectacle sans fausse note et termine par ces mots : « Que conclure de tout cela ? Rien ».
Les mariages contre-nature réservent toujours des surprises : si on n'accouche pas d'un demi-dieu, on récolte un monstre. Celui de ce soir est bancal et ampoulé. La mise en scène d'Éric Génovèse veut servir un « théâtre statique » souhaité par Pessoa, mais n'arrive pas à l'extase dont rêvait le poète. Et ce n'est pas l'indigence de cet « environnement sonore » qui apportera poésie et émotion.
LB