Chroniques

par hervé könig

Le prophète
opéra de Giacomo Meyerbeer

Badisches Staatstheater, Karlsruhe
- 18 octobre 2015
Tobias Kratzer met en scène "Le prophète" de Meyerbeer à Karlsruhe
© matthias baus

Alors que la Deutsche Oper de Berlin se lance dans un grand cycle Meyerbeer, ouvert par Vasco de Gama, et qui occupera une bonne partie de ses nouvelles productions pendant les cinq prochaines années, le Badisches Staatstheater de Karlsruhe présente Le prophète, ouvrage à succès – on prétend même qu’à Paris, le 16 avril 1849, l’Assemblée Nationale dut ajourner sa séance parce que la plupart des députés étaient à la première… – qui ne fut plus vu ici depuis quatre-vingt-quatorze ans (la musique du compositeur, quant à elle, n’a pas été jouée à Karlsruhe depuis 1931).

Il ne faut pas oublier qu’au XIXe siècle, Giacomo Meyerbeer fut l’auteur d’opéras le plus joué. Robert Le Diable gagnait la cité allemande à peine deux ans après sa création mondiale parisienne, donc dès octobre 1833. En 1844, c’était le tour des Huguenots. Après l’incendie qui dévasta la maison en 1847, le nouvel édifice fut inauguré le 17 mai 1853. Dans les premiers mois de sa programmation, ces deux œuvres figurèrent en bonne place. Les Huguenots célébra ici le centenaire du musicien, le 6 septembre 1891, et resta régulièrement joué jusqu’en 1910. À l’affiche on observe également la présence assidue de Dinorah et de L’Africaine.

Le 21 février 1856, le public de Karlsruhe découvrit Le prophète dont l’exécution occupa près de six heures, avec quatre heures et demi d’opéra. La visible volonté de réhabiliter Meyerbeer injustement oublié depuis la Grande Guerre n’a pas poussé la maison à oser de telles proportions : ce soir, en vertu de coupures plutôt bien effectuées et de quelques passages complémentaires puisés dans la nouvelle édition critique de l’œuvre, nous entendons trois heures et quart de musique, bien suffisantes. Troisième des triomphes parisiens de Meyerbeer, Le prophète est un drame historique, à l’instar de tous les grands opéras à la française, selon un modèle qui inspira Giuseppe Verdi.

L’argument prend appui sur l’histoire de Jean de Leyde, chef anabaptiste radical et redouté – l’action se déroule donc au cœur du XVIe siècle, en Hollande et en Allemagne. Sa facture orchestrale plus riche montre que le compositeur veut alors favoriser l’unité dramatique sur la succession de numéros spectaculaires. Sans renoncer à la manière belcantiste, Meyerbeer préfigure ainsi l’avènement d’un certain Richard Wagner… qui ne le tint pourtant guère en haute estime. On se demande pourquoi les pages wagnériennes ont pris le pas sur celles de son aîné. Le théâtre y est sans conteste plus total, mais cela n’explique pas qu’elles aient éclipsé Meyerbeer. Saluons l’entreprise du Badisches Staatstheater avec ce Prophète qui nécessite beaucoup plus de répétitions d’orchestre que d’autres ouvrages, des artistes lyriques surinvestis dans la préparation de rôles qu’ils n’auront peut-être pas l’occasion de rechanter de sitôt, enfin une proposition scénique qui ne saurait se contenter de toiles peintes et se doit donc de réfléchir en profondeur à l’intrigue.

Ces différents ingrédients ont été soigneusement choisis, aucun doute là-dessus.
Les efforts de diction française des choristes du Badischer Staatsopernchor et de son Extrachor, tous dirigés par Ulrich Wagner, se conjuguent à la belle musicalité qu’ils acquièrent dans les effets de masses, et à un engagement dramatique précieux. Les jeunes voix du Cantus Juvenum Karlsruhe, préparés par Anette Schneider, ne sont pas en reste. Au pupitre de la Badische Staatskapelle, Johannes Willig construit une fosse solide, tendue, palpitante, tout en révélant des couleurs assez fines, même dans les moments les plus emphatiques. Alors qu’on aurait pu craindre quelque mastodonte romantique, sa lecture fait découvrir une musique clairement plus subtile.

Le plateau vocal est très efficace, lui aussi.
À commencer par le grand contralto Ewa Wolak, tout en agilité belcantiste et en profondeur dramatique dans le rôle de Fidès, la mère du prophète. La teinte sombre et le chant généreux font du personnage le plus important de la soirée, dans une composition théâtrale de premier ordre. La réussite des intervalles parfois périlleux est phénoménale. Applaudi il y a deux ans dans Le nain de Zemlinsky [lire notre chronique du 29 juin 2013], le ténor américain Erik Fenton utilise son timbre clair au service d’un Jean très velouté et d’une endurance épatante. Sa partie est loin d’être simple : il s’en sort haut la main pour la musique – on n’insistera pas trop sur une présence scénique plus terne. Le jeune soprano polonais Agnieszka Tomaszewska offre une fraîcheur de timbre appréciée en Berthe, une voix franche qui s’accorde à l’honnêteté du personnage. Le vilain Oberthal est tenu par le baryton australien Andrew Finden dont on admire le français impeccable et, surtout, le jeu imprévisible, vraiment perfide. Les trois anabaptistes sont parfaitement incarnés par Lucia Lucas (Mathisen), James Edgar Knight (Jonas) et surtout la basse Avtandil Kaspeli, Zacharie luxueux. Enfin, saluons la douzaine de rôles secondaires, tous très bien chantés – Maike Etzold, Ursula Hamm-Keller, Mehmet Altiparmak, Arno Deparade, Marcelo Angulo, Jin-Soo Kim, Johannes Eidloth, Alexander Huck, Wolfram Krohn, Peter Herrmann, Doru Cepreaga et Alexander Huck.

Après avoir signé à Nuremberg des Huguenots qui voyageront l’année prochaine à Nice, le jeune Tobias Kratzer (trente-cinq ans) s’attelle au Prophète avec un esprit critique aiguisé. Dans les décors et les costumes de Rainer Sellmaier, il transpose l’opéra dans une banlieue française chaude, qui pourrait cerner Lyon, Paris ou Marseille. La crise sociale est le sujet principal de sa mise en scène, avec une populace désœuvrée et privée de valeurs morales que Jean va trop facilement subjuguer, pour le pire. Il s’agit donc d’un gourou d’aujourd’hui, un évangélisateur de la haine raciale qui intervient sur les réseaux sociaux à grand renfort de contre-information islamophobe. L’actualité est rappelée par la couverture de Charlie Hebdo, neuf mois après les événements qui coutèrent la vie à nos caricaturistes. Avec habileté, Kratzer montre que la religion n’est pas le sujet : il ne s’agit même plus de politique mais exclusivement de fric, comme le suggère le travail vidéo de Manuel Braun, le fric qui pervertit tout. La proposition est passionnante, bien qu’il ne soit pas certain qu’elle puisse passer en France juste après l’attentat de janvier – mais c’est un autre problème.

HK