Chroniques

par nicolas munck

le Quatuor Béla ouvre le festival
Morton Feldman | String Quartet II

Biennale Musiques en scène / Musée d’art contemporain, Lyon
- 5 mars 2014
le compositeur étatsunien Morton Feldman (1926-1987)
© dr

En guise d’ouverture de cette édition 2014 de la Biennale Musiques en scène en nuage, le Musée d’art contemporain ouvre ses portes pour une expérience d’écoute prolongée aux côtés du virtuose et dynamique Quatuor Béla. Au menu de ce rendez-vous musical de noctambules vingtièmistes, pas moins de cinq heure trente de musique au travers de l’unique Quatuor à cordes n°2 de Morton Feldman. Curieux de cette immersion sonore, qui prend étrangement un air de défi à relever, nous rejoignons une petite salle nichée au premier étage. Il y a déjà foule et il faut se frayer un chemin entre spectateurs et officiels jusqu’à un coin laissé libre. Dans un décor de casques de motos, de chaînes et de pare-chocs, le Quatuor Béla perce ce monde pour s’installer, en plein cœur du public, à la lueur d’une lampe haute à abat-jour.

Observons le public. Qui vient se frotter à cette œuvre si rarement donnée au concert (pour des raisons bien compréhensibles) ? Sur ce premier temps de soirée – le terme de « nocturne » serait sans doute plus approprié –, tous les âges sont représentés. Sans doute arrivés fort tôt, certains mélomanes occupent déjà sièges, fauteuils d’appoints et coussins entourant les interprètes, d’autres se sont plongés dans les exemplaires des partitions et documents mis à disposition, d’autres encore restent patiemment debout à attendre le lancement des opérations. Après ce bref coup d’œil, confrontons-nous à la musique de Feldman.

Quelques mots sur cette œuvre singulière à bien des égards. Composé en 1983 et créée le 4 décembre à l’Université de Torontopar le Quatuor Kronos, String Quartet II se fait l’emblème d’une radicalité dans le rapport au temps musical. « Mais pourquoi une œuvre si longue ? » serait-on tenté de demander au compositeur disparu en 1987. « La raison pour laquelle les pièces sont si longues vient de ce que la forme, telle que je la comprends, n’existe plus », répondrait-il, référence faite aux opus composés dans le courant des années soixante-dix. Formellement parlant, cette incompréhension se traduit par un abandon systématique de la notion de développement et de découpage. Il en résulte une musique en « éloge de la continuité », fixe, parfois hypnotique, aux contours immobiles. L’impression de temps pulsé et de carrures a disparu.

Au premier contact, l’oreille se trouve immédiatement séduite par une plasticité et une homogénéité sonore presque synthétique. Malgré le statisme apparent, ce quatuor découvre au fur et à mesure de son déroulement une cohérence formelle à grande échelle, par la réinjection de boucles et cellules – preuve que l’empreinte mémorielle et les logiques de perceptions restent centrales dans l’approche d’une forme étendue. Rapidement, on se rend compte qu’une écoute analytique ne peut qu’imparfaitement se prêter à une telle œuvre. Et c’est tant mieux ! Sans qu’on puisse parler de lâcher prise, l’oreille s’installe dans cette nouvelle temporalité et se laisse confortablement guider par cette imperceptible avancée couplée de transformations de timbres. Un mystère est là. Plusieurs fois, on se demande ce qui peut à ce point maintenir écoute et curiosité dans un matériau harmonique et mélodique neutralisé et un registre dynamique compressé. La faim, la soif, le sommeil… tout semble partir en fumée ! C’est une impression très étrange, rarement éprouvée au concert. Néanmoins, la petite salle, au départ bondée, subit sans cesse les flux et reflux du public, départs et arrivées. En fait, ce qui pourrait apparaître gênant ne l’est pas du tout. De point de vue l’œuvre reste tolérante et supporte fort bien une prise en route ou une replongée après une minuscule pause. Certains se plient vraiment au jeu et l’on finit par reconnaître les courageux (endormis, somnolents ou bien éveillés), fidèles au poste depuis le début.

Minuit désigne les irréductibles et c’est une bonne vingtaine de personnes qui amorce la dernière heure. Si l’on peut (pourquoi pas) saluer l’attention et l’investissement d’un public, revenons sur l’incroyable prouesse du Quatuor Béla. Certes, il est toujours inapproprié de réduire un objet artistique à un exploit physique. Il est ici bien réel, toutefois, et soulève l’admiration pour ce qui ressemble à une véritable course de fond. Cinq heures, avec de rares possibilités d’hydratation et de décontraction musculaire… tout cela laisse songeur. Avec la performance physique, il faut souligner le « morceau de bravoure » musical d’un quatuor toujours très homogène, fusionné, qui maintient l’exigence du sonore sur l’ensemble d’une longue, très longue prestation.

Voilà qui en dit long sur les qualités de cette formation. Le public ne s’y trompe pas : un tonnerre d’applaudissement vient récompenser les champions de ce concert d’ouverture. En quittant la salle, dans un état proche du cosmonaute, nous réalisons bien que nous venons d’assister à un moment rare, une expérience d’écoute insolite et détonante. Un bon moyen d’entrer dans le cloud de cette biennale 2014. To be continued…

NM