Chroniques

par bertrand bolognesi

Le rêve du Général Moreau
spectacle de Jean Lacornerie

Cie Ecuador / Théâtre La Renaissance, Oullins
- 10 mars 2005
Le rêve du Général Moreau, spectacle de Jean Lacornerie
© michel cavalca

Faisons connaissance avec un être hybride d'un grand raffinement, un spectacle de théâtre qui n'est pas né d'une pièce écrite comme telle, mais d'un récit, et qui trouve à dramatiser sa trame narrative dans la respiration particulière d'un quatuor à cordes, miroir omniprésent du temps de l'auteur plutôt que de celui de l'histoire racontée, où les comédiens côtoient le plus naturellement du monde, et fort discrètement, le cirque et la magie.

Volontairement niée par l'autorité national-socialiste, l'œuvre du poète Klabund affiche une modernité aujourd'hui surprenante, tout en assumant l'héritage romantique avec parfois une tendre autodérision. Dans la tourmente des années de guerre, il conçoit en 1916 Moreau, roman qui ouvrirait la voie à neuf autres avant que la tuberculose vînt définitivement suspendre cette inspiration en 1928 (l'auteur avait alors trente-sept ans).

Prenant appui sur un épisode de l'histoire française, Moreau, avec une relative férocité, raconte le monde comme un quin'y vivrait pas. Jean Lacornerie a imaginé de dire ce texte sur scène avec la complicité des instrumentistes du Quatuor Debussy à faire sonner la musique du Berlin de ces années-là. Ainsi goûtons-nous l'Andante de l'Opus 7 de Pavel Haas, un bref mouvement de Hans Krása, des pages énergiques d’Erwin Schulhoff, également les plus attendus Hindemith et Schönberg, et les raretés absolues que sont les Études pour quatuor à cordes de Theodor Wiesengrund Adorno. Un choix judicieux et sensible, propre à cultiver un certain climat, tout en prenant le risque de faire entendre au public, peut-être curieux mais pas forcément mélomane, des œuvres représentatives d'une période encorepeu présente dans les salles de concert.

Le jeune Moreau, qui aime Jeannette d'un amour pur, s'engage dans l'armée du roi. Mais le roi agit avec injustice et barbarie. Aussi ne se battra-t-il pas pour un méchant. Tout naturellement il rejoint le peuple et, quelques temps après, la Révolution et la République. Foudre de guerre, il remporte des victoires retentissantes qui le sacrent héros, avant qu'un oisillon teigneux venu d'une île minuscule impose sa loi à toute l'Europe, coucou contre lequel Moreau tentera une ultime lutte après un exil amérindien.

Avec un dispositif simple et efficace, la mise en scène joue merveilleusement sur la lumière, la profondeur, le reflet, tout ce qui fait l'égarement des notions d'espace.

Thierry Blanc est un général Moreau captivant, entouré de partenaires multifonctions : Elisabeth Macocco stupéfiante qui donne une Jeannette plus vraie que nature, la Richepin avec superbe, le cuisinier, le cocher et jusqu'à la Madone, avec génie ; déroutant Thierry Collet, comédien et magicien campant l'amoureux suisse de Jeannette, un Bonaparte roublard, etc. ; le jongleur Alexandre Leclerc qui apporte une simple humanité au spectacle en jouant le doux et fidèle Christophe.

Le rêve du Général Moreau, c'est aussi l'histoire de l'éducation au plaisir d'un jeune homme dont la rencontre avec une grosse femme allemande au parfum de tilleul ne provoque pour tout effet érotique que des troubles d'estomac, qui fréquente le bordel de la Richepin où l'on admire des putains à trois jambes qu'il passe en revue sans qu'elles soient autorisées à le toucher, qui laissera une jeune indienne veuve avec leur enfant, après avoir aimé un adolescent ! Il y a là une dimension qui pourrait bien annoncer les surréalistes pragois de la décennie suivante…

BB