Chroniques

par bertrand bolognesi

Le roi Arthus
opéra d’Ernest Chausson

Opéra national de Paris / Auditorium Bastille
- 22 mai 2015
Sophie Koch, Genièvre du Roi Arthus (Chausson) à l'Opéra Bastille (mai 2015)
© andrea messana | opéra national de paris

Créé à titre posthume et à Bruxelles, le seul opéra d’Ernest Chausson ne connut guère les honneurs en France, comme en témoigne cette tardive entrée au répertoire de l’Opéra national de Paris, après les présentations montpelliéraine et strasbourgeoise, et quelques cent-douze ans après la première mondiale. Faut-il en conclure que la couleur nettement wagnérienne du Roi Arthus, à travers la plongée qu’il propose dans la légende arthurienne auraient peu parlé aux Français ? Peut-être, en des temps qui s’évertuèrent à distinguer les écoles nationales, surtout avec ce poids des deux guerres qui marqua le XXe siècle. De fait, avec la production du centenaire, vue à La Monnaie il y a douze ans, et celle de l’institution alsacienne, il y a quatorze mois, c’est bel et bien le XXIe qui lui rend hommage, comme si un certain recul avait été nécessaire, de même qu’une reconsidération des notions de « modernité » vis-à-vis d’un ouvrage contemporain d’Ariane et Barbe-Bleue de Paul Dukas et, surtout, de Pelléas et Mélisande de Claude Debussy.

Le schéma de l’argument suit sensiblement celui de Tristan und Isolde dont il déplace les caractères : chevalier favori d’Arthus, Lancelot trahit son maître dans l’amour de Genièvre, de même que Tristan aimait Isolde par-delà la fidélité promise à Marke, ce qui induit d’autres glissements entre les personnages secondaires, comme ce Mordred à l’acharnement digne de Melot ou le dévouement de Lyonnel qui réunit en lui seul les fonctions dramatiques de Kurwenal et de Brangäne. Pourtant, nul philtre à cet amour-là, vu d’un œil soumis par l’enchanteur Merlin, soulignant l’irrémédiable chute de la Table ronde dans la fuite du temps.

Voilà qui n’échappe pas à Philippe Jordan ! Tout en servant l’œuvre des exquises ciselures qu’on connaît à ses lectures, le chef dessine l’épopée félonne de Lancelot et la rébellion des chevaliers en soulignant le wagnérisme de Chausson, dans le recours au violoncelle solo des interludes comme dans une certaine verve héroïque, plus générale. Si, en quelques phrases, on croit déceler une consolation toute parsifalienne, on admire le soin scrupuleux du mariage des timbres et la subtilité des inflexions mélodiques, tout en regrettant un manque d’élan qui entrave les moments-clés de cette lecture parfois contradictoire – ainsi des tutti plus chargés qui surprennent par un appui assez lourd, à l’encontre d’une plus haute portée artistique, et des parties chorales, désavantageusement marquées.

De primes abords peu convaincants, les choix de distribution s’avèrent finalement efficaces et pleinement justifiés. En ce qui concerne les petits rôles, pour commencer, avec le Laboureur remarquablement musical de Cyrille Dubois, l’Écuyer robuste d’Ugo Rabec et l’impact satisfaisant de Tiago Matos en Chevalier. On applaudit sans compter l’autorité évidente du Merlin de Peter Sidhom et la couleur idéale de François Lis en Allan, et si Mordred déçoit par un grave escamoté et une stabilité problématique, vraisemblablement dus à une méforme passagère, le Lyonnel remarquable de Stanislas de Barbeyrac emporte les suffrages, avec une émission souveraine, une présence sans faille et un chant parfaitement mené. Le trio de tête n’est certes pas en reste, affirmant des qualités diverses, cependant. Celle qui domine l’ensemble du plateau vocal demeure assurément la diction, confort non négligeable dans la langue natale du présent théâtre. Cet atout est vérifié par Roberto Alagna qui ouvre d’un triomphant éclat le premier acte de son Lancelot. Toutefois, le chant perd de sa superbe au deuxième, avec des portamento plutôt disgracieux, s’ornant au dernier de nuances plus choisies, malgré une intonation parfois aléatoire. Sophie Koch trace le chemin inverse, avec des premières interventions fort prudentes, un affermissement notable de la projection et, peu à peu, une plénitude qui bouleverse. Enfin, si Thomas Hampson paraît un rien fatigué dans les premiers tableaux, son âpre et long duo conclusif fait grand effet, avec un art de la dynamique très avisé et une présence scénique idéale. Encore émeut-il, pour finir, avec cette seule douleur qui l’attache encore aux hommes, Arthus déjà si loin du monde dont il s’est cru pourtant le précieux gardien.

Dans les décors et les costumes de Paul Brown, la mise en scène de Graham Vick convoque des symboles un rien convenu, d’une manière relativement peu inventive. Genièvre fait une entrée sur le canapé rouge-passion que portent des ouvriers dans le salon à peine construit d’Arthus. Quel est donc ce roi de légende qui promène mug et pantoufles dans un intérieur petit-bourgeois d’aujourd’hui ? Il y a là du jeu de rôle, fête qui tournerait mal… Après une scène amoureuse dans un carré de fleurs folles, puis un duel bien réglé, la maison royale apparaît soudain cul par-dessus tête, désignant d’emblée la chute d’un ordre politique dans les affres d’une banale histoire de cocu. Où s’inscrit donc l’amère culpabilité de Lancelot, sauf à y chercher quelque névrotique volupté… Le canapé quitte bientôt son toit, jusqu’à brûler devant la toile gondolée de fumée noire : la Table n’est décidément plus ronde, tous l’ont bien compris, de même que cet amour qui la déstabilisa n’est plus d’actualité. Cependant, la production parvient à traduire la désolation conclusive de l’œuvre, montrant un couple hors-la-loi, un félon mourant auquel pardonne un roi en bout de course.

BB