Chroniques

par laurent bergnach

Le roi du bois
spectacle de Sandrine Anglade

Théâtre 71, Malakoff
- 13 octobre 2012
Le roi du bois, spectacle de Sandrine Anglade
© dr

Si Pollock, la pièce de Fabrice Melquiot présentée dans ce même théâtre en fin de saison dernière, plongeait d’emblée le public dans l’univers de la peinture [lire cette chronique du 13 mai 2012], il faut attendre la fin du Roi du bois pour que Pierre Michon mette en relation le peintre Claude Le Lorrain (ancien apprenti pâtissier né dans Les Vosges) et le jeune Gian Dominico Desiderii, un fils de métayers qui garde les troupeaux autour de Tivoli, dans l’Italie du XVIIe siècle – « La main ouverte, il fit un grand geste sur l’horizon visible, le soleil, les arbres et le palais, et c’était comme s’il montrait aussi ce qu’on ne voyait pas dans le palais, les colombes, les madones : tout cela, me dit-il, est à toi, si tu entres à mon service ». Plus d’une heure avant cette rencontre hasardeuse, l’adulte se souvient de son enfance, porcher sans importance témoin notamment de ce carrosse armorié qui traverse son univers de chênes et de fougères, dont sort une charmante pisseuse aux cuisses blanches comme n’en possèdent aucune des paysannes alentour, et de ces assemblées d’artistes, papier et mine à la main, les yeux tournés vers une maigre cascade, attachés comme des femmes à leurs travaux délicats. Mais vingt-cinq ans au service du Lorrain, comme valet et broyeur de couleurs, ne permettront pas au garçon de changer de condition sociale ; déçu dans ses rêves de conquêtes, il retrouve les bois où s’élève son seul royaume, un monde de dépit, de sang et de sanies, à l’écart d’un autre qu’il maudit désormais.

Confié à l’excellent Jacques Bonnaffé, ce « texte sur l’inassouvissement, la frustration, l’impotence de ceux qui ont cru ou voulu être à l’égal des Dieux et qui ont fait naufrage » est mis en scène par Sandrine Anglade dans un décor de rectangles de mousseline tendue, au pied desquels des chutes de cuir (semble-t-il) s’alignent avec un rendu de feuilles mortes – une économie de moyens déjà appréciée dans L’amour des trois oranges, à Dijon, et Tamerlano à Lille [lire nos chroniques du 5 mai 2010 et du 3 octobre 2004]. Au centre de la scène se trouve l’espace réservé à la musique, « contrepoint nécessaire à la saleté du monde », confiée au soin d’un Quatuor Varèse affuté – François Galichet et Jean-Louis Constant (violons), Sylvain Séailles (alto), Thomas Ravez (violoncelle). Chaque instrumentiste pourra quitter sa chaise pour jouer en haut de scène ou isolé en touche. Le cinquième musicien se nomme Michaël Oppert, qui parle et chante de sa voix claire d’enfant (vocalises ou Ave Maria).

Élève de Messiaen et Ballif, Michèle Reverdy (née en 1943) a l’habitude de travailler pour la scène, livrant au fil du temps opéras (d’après Kafka, Inoue, Wolf, Lenz, etc.), monodrames (Carroll, Buchard), mélodrame (Borges), conte musical (Quignard) ou encore théâtre musical (Calvino), comme c’est le cas ce soir. Elle offre aux quartettistes d’incarner les peintres rencontrés sur les pentes de Tivoli et conçoit la partition « comme un véritable protagoniste de l’action scénique, personnage sonore qui dialogue, entre en conflit, compatit avec Domenico Desiderii, homme brisé d’amertume […] alors que la porte de la création artistique lui avait été ouverte ». Ne se voulant pas illustratives ni trop solitaires, ses notes sont intimement tissées avec le texte dans une tendre jubilation, une compassion désolée (solo de violoncelle) et un lyrisme qui rappelle certains compositeurs de Bohême. Dans les semaines à venir, on pourra retrouver ce spectacle (déconseillé avant quinze ans) dans les villes de Besançon, Guyancourt, Vincennes, Neuchâtel, Beauvais, Arles, Limoges et Nevers.

LB