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Le siège de Corinthe
tragédie lyrique de Gioachino Rossini
Lorsqu’un festival exclusivement consacré à l’œuvre d’un seul compositeur conjugue moyens de production et recherche approfondie, il peut se permettre de sortir des sentiers battus en présentant des ouvrages rares. Le Rossini Opera Festival n’hésite pas à impliquer des musicologues dans ses projets, à l’initiative de nouvelles éditions critiques de certains ouvrages. Il y a une dizaine d’années, ce fut le cas de Torvaldo e Dorliska dont nous applaudissions hier la reprise [lire notre chronique de la veille]. Pour sa dix-huitième édition, il s’est lancé dans la résurrection du Siège de Corinthe, opéra en trois actes et en langue française conçu pour Paris en 1826 à partir de Maometto secondo qui avait vu le jour à Naples en 1820.
Pour ce projet d’envergure, le festival a réuni un casting de choix qui s’inscrit somptueusement dans la grande tradition belcantiste. Au gouverneur Cléomène, John Irvin ménage un beau phrasé, à défaut d’une stabilité constante. Dans la difficile partie de Pamyra, Nino Machaidze donne une vraie leçon de chant rossinien. C’est qu’il s’agit d’honorer la virtuosité colorature tout en déployant des moyens lyriques à nuancer ! Le jeune soprano géorgien y parvient aisément, épiçant sa prestation d’une couleur mâle qui ajoute au drame. On retrouve l’excellent ténor russe Sergueï Romanovsky en jeune officier grec Néoclès que son chant flamboyant élève au rang de grand rôle romantique, bouleversant [lire nos chroniques du 27 mars 2015 et 19 mai 2017]. La musicalité impressionnante de Luca Pisaroni confère au sultan Mahomet II une autorité intense. L’impact du baryton-basse est indéniablement l’un des meilleurs atouts de cette soirée, doublé d’une diction précise qui propulse à merveille le livret de Luigi Balocchi et Alexandre Soumet. Le plus cultivé des styles est au rendez-vous de son incarnation très réussie. Le fidèle Adraste est honorablement tenu par le ténor clair et léger du jeune Xabier Anduaga, de même que Cecilia Molinari assume aisément les répliques d’Ismène. La basse Carlo Cigni est idéale en Hiéros, noble gardien des sépulcres dont la prophétie finale donne le frisson. Apprécié dans le répertoire russe [lire nos critiques de La légende de la ville invisible de Kitège et du Joueur], le baryton lumineux du fort beau Youri Samoïlov donne un relief admirable à Omar, l’ami du sultan.
Remarquées avant-hier sur cette scène dans La pietra del paragone [lire notre chronique du 14 août 2017], les voix du Coro del Teatro Ventidio Basso livre des interventions précises. Efficacement préparée par Giovanni Farina, avec un soin méticuleux et exigeant, la formation chorale affiche une qualité plus que louable. De même faut-il féliciter les musiciens de l’Orchestra Sinfonica Nazionale della Rai : malgré un souci de santé, le maestro Roberto Abbado, qui fait autorité dans le répertoire italien [lire nos chroniques du 29 octobre et du 10 décembre 2016], révèle la tension dramatique de l’œuvre grâce à une expressivité de chaque instant, au servie de cantabile généreusement respirés.
Ce n’est vraiment pas la mise en scène qui fait l’événement ! Carlus Padrissa, du collectif catalan La Fura dels Baus, de plus en plus essoufflé, travaille ici en collaboration avec la plasticienne Lita Cabellut qui signe costumes, vidéo et dix grandes peintures. Ils font cohabiter des éléments décoratifs tachistes vivement colorés et un monumental empilement de bouteilles en plastiques, en guise de mur d’enceinte fortifié de la ville grecque. La guerre d’aujourd’hui est celle de l’eau, nous dit cette production qui prend appui sur le problème de notre civilisation dont l’avenir, soumis à la dérive du climat, parait incertain. Tandis que les uns ou les autres se battent au nom de tel ou tel dieu dont l’existence reste à prouver, c’est la survie de l’espèce humaine qui est en jeu, avec la pénurie d’eau. Droit de culte ? Droit à l’eau. Loin d’être mauvaise ou incohérente par rapport à l’argument de la tragédie lyrique et au contexte historique de sa création, cette idée aurait toutefois méritée d’être creusée par une réflexion critique plus poussée, à peine esquissée par la projection d’un poème de Byron. On est aussi déçu par la caractérisation caricaturale des deux camps en conflit par les dominantes de couleurs des costumes. Superficiel – un peu retschbese, même ! – le projet n’atteint donc pas son but.
L’essentiel, c’est la redécouverte de l’ouvrage dans sa totalité, grâce au travail du chercheur français Damien Colas, auteur en 2011 de l’édition critique d’ll viaggio a Reims et de celle du Comte Ory en 2014. On a souvent dit que Le siège de Corinthe n’était qu’une redite de Maometto secondo : la recréation de la version originale, sans coupures, permet de mesurer à quel point Rossini, bien qu’ayant siphonné la version napolitaine de 1820, créa néanmoins un autre opéra qu’il faut considérer pour lui-même. L’apogée dramatique du troisième acte tient du chef-d’œuvre et la perfection de l’arche globale annonce la manière de Verdi. C’est un grand bonheur d’en avoir fait l’expérience : aussi souhaite-t-on la parution CD de ce Siège de Corinthe essentiel.
KO