Chroniques

par michel slama

Le timbre d‘argent
drame lyrique de Camille Saint-Saëns

Opéra Comique, Paris
- 9 juin 2017
à l'Opéra Comique, le Palazzetto Bru Zane exhume un opéra de Saint-Saëns
© pierre grosbois

Le timbre d’argent est le premier des treize opéras de Camille Saint-Saëns et celui pour lequel il semble avoir travaillé sa vie entière. Ainsi, si l’œuvre fut composée entre 1864 et 1865, elle ne fut présentée au public qu’en 1877, après bien des péripéties dont la plus pernicieuse fut la guerre de 1870 et la chute du Second Empire, sans oublier les caprices absurdes de Léon Carvalho, le directeur de l’Opéra Comique très interventionniste de l’époque qui voulait absolument imposer son épouse et transformer l’intrigue. Les admirateurs de cette partition étaient pourtant nombreux, dont Georges Bizet qui en réalisa la réduction chant-piano.

Après d’incessants atermoiements et en but à de nombreuses cabales, Le timbre d’argent n’eut qu’un succès d’estime qui ne découragea pas pour autant le compositeur de Samson et Dalila. « Cet ouvrage apparaissait comme une œuvre révolutionnaire et prodigieusement avancée », écrivait-il. Après Déjanire (1911), son ultime création lyrique, Saint-Saëns livra une nouvelle version du Timbre en 1914, pour le Théâtre Royal de la Monnaie de Bruxelles. C’est cette version qui est proposée par l’Opéra Comique (du 9 au 19 juin), en coproduction avec le Palazzetto Bru Zane (PBZ) qui en a fourni la nouvelle édition et en publiera l’enregistrement audio dans sa collection Opéra Français.

Trait d’union entre Faust de Gounod et Les contes d’Hoffmann d’Offenbach dont il partage les librettistes Barbier et Carré, cet opéra – du genre fantasticonirique, alors à la mode [lire notre critique de l'essai Le surnaturel sur la scène lyrique] – raconte les mésaventures et le désespoir du peintre misérable Conrad, obsédé par l’or et par la danseuse Fiametta (rôle féminin principal dansé, mais muet !). C’est la nuit de Noël et le héros, épuisé, s’endort, entouré de ses amis. Spiridion, son médecin, est une sorte de Méphisto’. Il offre à Conrad un timbre d'argent (une clochette) qui lui fournira tout l’or qu’il désire quand il le fera tinter, mais au prix de la mort d’un proche. À plusieurs reprises, un peu comme les quatre méchants des Contes d’Hoffmann, il réapparaît en compagnie de Fiametta pour le tenter, le provoquer et le ruiner. Après trois disparitions dues au timbre, Conrad perd la raison, alors qu’il allait se marier avec Hélène, sa rédemptrice. Il détruit le timbre. La scène finale nous replonge dans l’atelier, comme au début de l’œuvre ; le peintre se réveille d’un mauvais cauchemar parmi ses proches qui sont tous en vie.

De l’ouvrage on ne connaissait que la jolie romance, très XVIIIe siècle, Le bonheur est chose légère, gravée jadis par Ninon Vallin, Alma Gluck et Benita Valente, ainsi que de nombreux soprani inconnus sur YouTube… C’est un peu un hommage à Monsigny et un avant-goût de la gavotte de Manon de Massenet, Profitons bien de la jeunesse. Saint-Saëns était un précurseur de la musique française de cette fin de siècle et il en revendiquait tradition et provocation. Les couplets de l’inénarrable Cameleone (Spiridion déguisé), à la scène 2 du deuxième tableau de l’Acte II, font penser à ceux du Brésilien de La vie parisienne (Offenbach). Les danses paysannes assez simplistes au III, dévolues au chœur, sont une concession à une tradition de pièce de genre en vogue. À l’Acte II, Le pas de l’abeille, pièce orchestrale humoristique et sensuelle dansée par Fiametta, serait idéale dans le Carnaval des animaux

La partition est polymorphe. C’est bien ce qui dut déranger les spectateurs de l’époque. On n’a pas le temps de s’habituer à une musique qu’elle est brutalement chassée par une autre, complètement différente. Le grand opéra à la française fait ainsi place à l’opérette la plus débridée. On a pu lire : « ça sonne comme du Wagner, Halévy ou Gounod, entrecoupé d’Offenbach ! » C’est vrai qu’on est aux antipodes du chef-d’œuvre fort, structuré et poignant qu’est Samson et Dalila. Mais Le Timbre, tel quel, reste une pièce attachante qui vaut vraiment qu’on s’y intéresse. Merci à l’Opéra Comique de permettre la redécouverte d’œuvres françaises oubliées et de prendre le risque de programmer en version scénique ce premier opéra de Camille Saint-Saëns !

Les chanteurs sont tous exceptionnels. Habitués des productions du PBZ, Edgaras Montvidas en Conrad et Tassis Christoyannis sont parfaits, tout comme leur élocution du français [lire nos chroniques des 16 février et 8 mars 2014, ainsi que des 13 juillet 2010 et 29 avril 2016]. Au début, Montvidas paraît gêné vocalement, forçant un peu. Mais au fil de la représentation, le ténor lituanien retrouve le phrasé et la ligne vocale de cet anti-héros qu’il finit par rendre touchant. Saluons l’extraordinaire performance de Christoyannis qui fait montre de prouesses non seulement vocales, mais aussi de meneur de revues de comédie musicale ! Comme l’une de ses incarnations éponymes diaboliques, le baryton se fait caméléon, capable de se transformer en différents personnages inquiétants qu’il sait aussi rendre sympathiques.

Le jeune Chinois Yu Shao possède un très joli ténor qui émeut un public conquis par son charisme. Les soprani ne sont pas en reste. On adore Hélène Guilmette, à qui échoit la romance Le bonheur est chose légère, et la délicieuse Jodie Devos. Toutes deux font rayonner des rôles sacrifiés. Mais celle qui emporte les suffrages par un talent de ballerine hors du commun est la danseuse Raphaëlle Delaunay. Quand elle apparaît au début de l’opéra, double d’une peinture de Conrad représentant Circé, le public est médusé. C’est une sorte de Joséphine Baker qui, comme le voulait Saint-Saëns, constitue le pivot de l’action. Pour la couvrir d’or, Conrad tue par procuration et se condamne à la déchéance et à la folie suicidaire.

À la tête de son orchestre Les Siècles, François-Xavier Roth fait des merveilles, même si l’Ouverture, qui n’est certes pas la page la plus passionnante de l’ouvrage, est bruyante et ennuyeuse. Mais, défaut inhérent à une première d’un inédit, au fil de l’action le chef rend admirablement la variété complexe des changements de modèle musicaux.

La mise en scène de Guillaume Vincent est efficace sans être géniale.
Elle a l’avantage de servir l’action sans la compliquer. On regrettera le côté cheap des décors et des costumes et l’omniprésence (déjà vue) de cette transposition dans le monde du music hall. Certains éclairages gagneront à être mieux réglés. Les machines fumigènes finissent par embrouiller une partie du spectacle. Ne boudons pas notre plaisir, une fois la production rôdée, restera le souvenir d’un superbe spectacle qu’il faut aller voir de toute urgence.

MS