Chroniques

par françois cavaillès

Le tribut de Zamora
opéra de Charles Gounod

Opéra de Saint-Étienne
- 5 mai 2024
"Le tribut de Zamora", une rareté de Gounod à l'Opéra de Saint-Étienne
© cyrille cauvet

Tout au long de 1880, Charles Gounod s’est attelé à la conception, puis à la révision de son douzième et ultime opéra, Le tribut de Zamora, commandé par l’Opéra de Paris, créé céans le 1er avril 1881, aujourd’hui de retour en France après être resté près d’un siècle et demi sous le rideau – « Je me console en pensant qu’après cette œuvre-là je dirai adieu pour tout de bon au théâtre ». Avant de ne plus se concentrer qu’à la musique sacrée, voilà donc le compositeur âgé, revenu de tout et même d’un exil en Angleterre (entre 1870 et 1874). 1880 fut aussi l’année de sa cantate élégiaque Ring Out, Wild Bells! sur un poème d’Alfred Tennyson en hommage à son jeune ami Arthur Hallam, emporté par une rupture d’anévrisme à vingt-deux ans. Gounod aura sans doute cultivé, comme l’auteur du Palace of Art, une vision artistique totale peu compatible avec les attaches mondaines.

Son souffle si particulier, où confluent l’intime de la confession et la force bouleversante du grand opéra, est sensible dès le court prélude rondement mené, avec une agréable subtilité de nuances, qui ouvre ce trésor en quatre actes qu’offre une nouvelle coproduction entre l’Opéra de Saint-Étienne et le Palazzetto Bru Zane (PBZ) [lire nos chroniques du Mage, des Barbares, de Dante et Lancelot]. D’évidence, l’Orchestre Symphonique Saint-Étienne Loire porte la griffe précise et généreuse d’Hervé Niquet, mais aussi plus dense et peut-être moins raffinée que dans l’enregistrement édité par le PBZ en 2018 [lire notre critique du livre-disque], qui inclut quelques jolies danses ici coupées. La fermeté des marches et des élans dramatiques, tout comme l’onctuosité qui convient aux airs romantiques, est de mise, fidèle à une partition riche d’une grande diversité. Il faut un formidable groupe pour faire avancer de manières variées l’intrigue romanesque et rythmer un récit bousculé comme en cascade : ainsi du joyeux tapage qui marque l’entrée festive de l’Acte II, convoquant même des castagnettes. Sous la menace du pathos – les amants acculés au double suicide lors du dernier acte –, l’orchestre séduit fort, sans trop accaparer l’attention due aux solistes en proie aux tourments du livret d’Adolphe d’Ennery.

Le Chœur Lyrique Saint-Étienne Loire est sollicité comme rarement dans un exercice d’acteur bifron – tantôt Sarrasins, tantôt Espagnols. Délicat, puis plus animé, surtout remarquablement juste de la liesse jusqu’à la furie, mais aussi dans les commentaires à l’antique chargés d’émotion, il se montre à la hauteur du défi. Dûment préparé par Laurent Touche, il se montrer doux au féminin dans le secret du harem, puis pur et sauvage dans le terrible tutti qui, en coup de sang, ferme le deuxième acte.

Avec énergie et raffinement, le plateau vocal bénéficie des qualités de chant requises par le fin mélodiste que fut Gounod. Les jeunes amants se présentent sous un jour gracieux. Le Manoël de Léo Vermot-Desroches s’affirme d’abord en ténor clair et fruité, au timbre séduisant et à l’habile legato, particulièrement mélodieux dans le duo amoureux Pourquoi ce langage odieux, et entraînant dans la cavatine finale qui le révèle plein de bravoure, de tact et de liant pour exprimer ses regrets brûlants [lire nos chroniques de L’Incoronazione di Poppea, Ariadne auf Naxos, L’amour des trois oranges, Adriana Lecouvreur et Stabat Mater Op.58]. le rôle de Xaïma semble impossible, nécessitant la finesse et la douceur d’un soprano pourtant dramatique et doré d’une grande force volontaire. En endossant une conception colérique du rôle, Chloé Jacob relève le gant. Très investie dans le spectacle, elle en devient la vaillante capitaine. Impétueuse, tragédienne juvénile, elle tient la gageure jusqu’au bout.

À l’inverse, Iglésia, l’autre prisonnière orpheline, ne compte qu’un petit air. Cependant, le soprano Clémence Barrabé donne de grands frissons [lire notre chronique de Don Giovanni]. En Roi d’Ovideo, Mikhaïl Timoshenko lui répond sur le magnifique élan de compassion tracé par les violons et la harpe, mais le jeune baryton russe plaît encore davantage en Hadjar, pour la chanson d’officier gorgée d’optimisme qu’il claironne vaillamment. Son timbre suave donne ensuite des clés de l’intrigue et, avec bonheur et prestance, un splendide petit air qui dit l’amitié pour Manoël, son sauveur [lire nos chroniques d’Orfeo, Owen Wingrave, Boris Godounov, En silence et Werther]. Cumulard également bienvenu, le ténor Kaëlig Boché offre un chant stable à l’Alcade Mayor, fourbe et exaltant au Cadi [lire notre chronique d’Il mondo della luna].

Dans les protagonistes à teneur maléfique, Jérôme Boutillier trouve le feu couvant en Ben-Saïd, au terme embrasé de la cavatine Quel accent, quel regard, quelle âme. D’un timbre d’airain et d’une diction martiale, pour l’arioso Vous osez proférer des menaces, le baryton pimente le deuxième acte par son prompt jaillissement, fanfaronne avec succès pendant le troisième avec une romance noble, avant d’offrir, à l’ultime, des couplets cantabile dignes et passionnés à l’article de la mort [lire nos chroniques de Carmen, La nonne sanglante, La reine de Saba et Hamlet]. De même le soprano Élodie Hache se hisse-t-il, dès son apparition, au niveau du grand rôle d’Hermosa, la voix envenimée et le regard noir. Le premier air de la captive folle est bien porté, avec puissance et délicatesse dans les vocalises, ainsi qu’un plaisir à saisir l’infime joie curieuse du personnage. Même subtilité soignée dans la confusion et la poésie hallucinée, entre chant vorace et consternation déchirante. Enfin, l’air vengeur renflé de hargne, mais avec un désir de retenue, et le dernier duo, violent, ont l’accent tragique attendu [lire nos chroniques de Messa da Requiem, Les Huguenots et Così fan tutte].

Grande surprise, l’action se déroule dans un univers gothique caverneux, moderne et dégagé, bordé de hauts rideaux sombres et sous un large panneau rectangulaire habitable surplombé d’une grande croix lumineuse, tous éléments mobiles de la scénographie, en grande verticalité, de Bruno de Lavenère, également auteur des costumes. Le metteur en scène Gilles Rico a choisi de représenter le drame au temps de sa création (1881) et à l’hôpital de la Pitié Salpêtrière, autour de Xaïma l’hystérique et de Ben-Saïd le psychiatre violent. Dans ce monde en noir et blanc ciselé par de forts faisceaux lumineux de Bertrand Couderc, les dimensions culturelles originales manquent totalement. Se concentrer sur la question de la folie des protagonistes ne revient cependant pas à abandonner l’intérêt des scènes. Les aspirations, les jeux de perception entre personnages survivent à une expérience scénique qui, dans son ambiance mystérieuse, apporte son lot de sensations, de symbolique nouvelle et de grand déploiement sensible. Et puis, pour les individus sujets au délire de grandeur opératique, voir, à la rencontre de Xaïma et des captives du harem, l’Alcazar de Cordoue ne serait-il pas un trop grand risque euphorique ?...

FC