Chroniques

par katy oberlé

Le vin herbé
spectacle de Tilmann Köhler – musique de Frank Martin

Oper, Francfort
- 14 juillet 2023
Magnifique représentation du "Vin herbé" de Frank Martin à Francfort...
© barbara aumüller

Entre 1937 et 1942, le compositeur suisse Frank Martin (1890-1974) écrit son oratorio profane d’après le mythe de Tristan et Iseult, Le vin herbé, qui, a priori, n’était pas destiné à la scène. Après la création de sa première partie, le 16 avril 1940 à Zurich, l’œuvre est donnée dans son intégralité dans la même ville et par les mêmes interprètes, le 28 mars 1942. Fruit des années de guerre, comme s’en est souvenue Katie Mitchell pour la production qu’elle a signé, il y a quelques années, à Berlin [lire notre chronique du 22 avril 2014], l’opus gagna finalement le théâtre au Salzburger Festspiele, en août 1948, en version allemande (Der Zaubertrank), dirigé par Ferenc Fricsay et mis en scène par Oscar Fritz Schuh. Le musicien s’est chargé de rédiger le livret d’après Le roman de Tristan et Iseut de Joseph Bédier (1864-1938), un texte salué par l’Académie Française dès sa première parution, en 1900 – le médiéviste Albert Pauphilet (1884-1948) s’en est aussi inspiré pour l’opéra composé par Charles Tournemire en 1926, La légende de Tristan. Dans le style chromatique, terme par lequel il a qualifié sa musique, Martin concentre la dramaturgie sur le philtre d’amour, comme le titre le suggère clairement. Ne cherchez pas, vous n’y trouverez aucune parenté avec le chef-d’œuvre de Wagner. Le vin herbé est une méditation dramatique conçue dans un héritage madrigaliste, avec une partie chorale importante, qui n’a vraiment pas grand-chose à voir avec l’opéra.

D’abord prévue pour décembre 2020, la production de Tilmann Köhler [lire notre chronique de Serse] n’a pas pu être jouée, puisque le deuxième confinement dû à l’épidémie de Covie-19 est arrivé. Ce n’est donc que la semaine dernière qu’elle est née, réalisée par Orest Tichonov fidèlement aux indications du metteur en scène. La profondeur de l’approche de Köhler et Tichonov s’impose à chaque geste. Elle s’organise dans une sorte de chorégraphie très précise qui rythme la narration. En s’installant dans la salle, on voit déjà l’impressionnant dispositif du scénographe Karoly Risz : une immense boîte un peu inclinée avec quatre galeries où vont apparaître les personnages et les choristes. Chacun peut y trouver sa place, puisque l’œuvre est écrite pour huit solistes et vingt-quatre choristes et que ce cube est creusé de trente-deux niches. À sa manière, il rappelle un peu un portail de cathédrale gothique peuplé de saints sculptés. Il n’y a que le trio d’amour qui est autorisé à quitter les stèles – le roi Marc, Iseult et Tristan. La direction d’acteurs est marquée par une intensité de chaque instant, renforcée par le fait que les amoureux restent éloignés l’un de l’autre. L’épée du roi surveille leur chasteté, alors qu’ils ne parviennent à se toucher que le bout des doigts. Susanne Uhl habille le chœur avec des aubes et des capes sombres. Le noir caractérise Marc, alors que le couple mythique portent des tons clairs. Sous la lumière très dessinée de Jan Hartmann, le résultat est convaincant.

Bien préparés par Tilman Michael, les artistes du Chor der Oper Frankfurt, constamment requis par la narration, interprètent somptueusement l’œuvre. On est charmé par tant de précision et d’équilibre. Il en va de même de la teneur instrumentale, concentrée en un septuor de musiciens tous issus du Frankfurter Opern- und Museumsorchester. La lecture de Takeshi Moriuchi respecte l’intimité de la représentation scénique. D’un geste toujours calme et assuré, le chef insuffle une sensibilité omniprésente.

De l’octuor vocal, aucun soliste ne démérite, et cela même dans les rôles secondaires. Le plaisir est donc grand et l’émotion forte. Cláudia Ribas offre beaucoup de présence à la Mère d’Iseut la blonde. Le baryton attachant de Jarrett Porter sert sainement le Duc Hoël. On retrouve la clarté et la souplesse du ténor Theo Lebow dans la partie de Kaherdin [lire nos chroniques d’Enrico, Der ferne Klang et Francesca da Rimini]. Dans celle de l’espiègle Iseut aux Blanches Mains, on apprécie le mezzo-soprano habile de Cecelia Hall. D’un timbre rond et délicat, le soprano Clara Kim campe une Branghien mémorable. Pourvu d’une basse très puissante, Kihwan Sim dose avec sagesse la projection et intègre les belles qualités de sa voix à l’ensemble ; son Marc est bouleversant [lire nos chroniques d’Œdipe et de Radamisto]. Avec vaillance et ferveur, le ténor Rodrigo Porras Garulo, très apprécié hier en Pinkerton [lire notre chronique de la veille], est un Tristan solide, tout de passion et de jeunesse, un rêve de Tristan auquel répond un rêve d’amante en la personne de Juanita Lascarro, soprano avantageusement formaté qui incarne merveilleusement Iseult la Blonde [lire notre chronique de Lost Highway]. Voilà donc une distribution qui honore ce Vin herbé qui, décidément, aime la scène [lire notre chronique de la production de Willy Decker] et un compositeur qu’il faudrait jouer plus [lire nos chroniques de Monsieur de Pourceaugnac et de Der Sturm].

KO