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Chroniques
Lear
opéra d’Aribert Reimann
L’événement de cette fin de la saison parisienne était la première d’une nouvelle production in loco de l’opéra d’Aribert Reimann, Lear, conçu à la fin des années soixante-dix sur un livret allemand de Claus Henneberg écrit à partir de la tragédie de William Shakespeare (1606 ; version d’Eschenburg, 1777). Une semaine après l’avoir découvert scéniquement, nous retrouvons cet ouvrage à Budapest, dans le cadre du foisonnant festival Shakespeare400+ [lire nos chroniques du 27 et du 29 mai 2016].
Plutôt que de confier l’œuvre à un metteur en scène d’aujourd’hui, l’Opéra d’État Hongrois (Magyar Állami Operaház) entreprit de reconstituer la production de la création, effectuée en juillet 1978 à la Bayerische Staatsoper. La documentation trop succincte conservée par l’institution munichoise exigea des équipes hongroises de visionner scène à scène deux films assez rudimentaires, tournés à l’époque. En zoomant sur le moindre détail de vêture et de lumière, en reprenant consciencieusement plusieurs fois le même passage, elles purent, au fil d’un véritable travail de fourmi, retracer un storyboard complet et réaliser à l’identique le décor et la mise en scène de Jean-Pierre Ponnelle (disparu en 1988), ainsi que les costumes de Pet Halmen [sur ce dernier, lire nos chroniques du 25 mai 2007, du 21 février 2004 et du 2 février 2003 ; quant au premier, lire nos critique des DVD Cardillac et Die Zauberflöte]. Ainsi, trente-huit ans plus tard le compositeur lui-même recouvrait-il cet hiver sa chère première, reconstruite par Gergely Z. Zöldy (scénographie) et Ferenc Anger (mise en scène).
Loin de l’appauvrissement rencontré à Garnier [lire notre chronique du 23 mai 2016], c’est vers un climat de conte ancien que propulse cette production « historique » : dans un unique décor de lande marécageuse, au clair-obscur de légende, ses figures emblématiques un rien extravagantes, clairement ancrées dans les années de la création, répondent honorablement à la dimension épique de l’opéra. Là encore, les personnages entrent tous en scène avant que retentisse la moindre note : il s’agit donc d’une exigence de la partition et non d’une fantaisie de Calixto Bieito ou de Karoline Gruber [lire notre chronique du 17 mai 2014]. À la tête du Magyar Állami Operaház Zenekara (Orchestre de l’Opéra d’État Hongrois), Stefan Soltész, chef apprécié dans Strauss [lire notre chronique du 11 juin 2014 et notre critique du DVD Salome], livre une lecture relativement nuancée qui laisse percevoir très distinctement les procédés que Reimann associe au vieux roi (prosodie monochrome sur pédale d’orchestre), à la cupidité des deux sœurs conjurées (intervalles acrobatiques pour Goneril, sur une fosse distordue, jacasserie ornementale de Régane, sur la volubilité hystérique des bois), à la dislocation des valeurs (effondrements de percussions), enfin au précipité dramatique (cluster escalier inversé). Si la partition retient peu de l’humour shakespearien, intrinsèque à son sens du tragique, ce peu-là est loyalement défendu par un spectacle sainement épicé.
Un plateau idéal est réuni pour cette huitième représentations de Lear (création hongroise le 30 janvier 2016). Plutôt qu’un comédien poussant la déclamation jusqu’à l’idée du chant, c’est le baryton András Kiss Káldi qui savamment disloque la ligne vocale du Fou en un sprechgesang soigneusement musical, plaçant délibérément la conception du côté de l’artifice du genre. En Edmund, dont la manigance déjà s’inscrit en fin de première scène, en miroir de l’intrigue principale – « le monde provient de Shakespeare » dit Hélène Cixous (Une autobiographie allemande, Christian Bourgois Éditeur, 2016) –, on apprécie la verve héroïque de Frank van Aken, ténor qui évolue positivement [lire nos chroniques du 27 janvier 2013 et du 21 février 2007], auquel répond l’agile contre-ténor de Matthew Shaw en Edgar bientôt justicier. Applaudi à l’automne en Loge [lire notre chronique du 4 novembre 2015], István Kovácsházi campe un Kent brillant et solide. De même retrouve-t-on avec plaisir Zsolt Haja, baryton fort avantageusement impacté qui incarne un Albany inquiet [lire notre chronique du 29 mai 2015] et la basse envahissante d’István Kovács en Roi de France [lire notre chronique du 1er juin 2015]. Sans oublier l’éminent Cornouailles de Gergely Ujvári, fort bien tenu, saluons l’émouvant Gloucester d’András Palerdi.
Les sœurs-simagrées sont absolument parfaites ! Ardente Elektra ici-même il y a deux ans, Szilvia Rálik se joue souverainement de la redoutable partie de Régane, quand l’opulent format vocal d’Éva Bátori prête à l’acharnée Goneril une dimension proprement infernale [lire nos chroniques du 24 mai 2015 et du 5 juin 2014]. Avec une égale générosité de moyens, le chant onctueux d’Eszter Sümegi, récemment fort appréciée en Sulamith [lire notre chronique du 5 novembre 2015], sert idéalement le rôle de la bonne fille, Cordélia au legato irrésistiblement consolateur.
Souvent employé en Telramund ou en Klingsor pour une certaine âpreté du grain, après avoir fait ses débuts en tant que basse, le baryton islandais Tómas Tómasson, dont nous avions tant aimé le Wozzeck voilà dix ans [lire notre chronique du 27 juin 2006], compose un Lear juste de dérisoire solennité, vocalement robuste et sainement projeté. Très présent, son roi domine le plateau, comme il se doit, bien qu’il paraisse demeurer assez monolithique après celui si chèrement nuancé de Bo Skovhus. On trouve dans sa suite festoyante un chœur maison efficace… en peau de bêtes et casque à cornes – Shakespeare, oui.
Avec les soixante ans de la révolution hongroise viendra le temps de célébrer les musiciens du pays : une nouvelle fois répartie en plusieurs lieux, dont l’Operaház de l’élégante avenue Andrássy, le Théâtre Erkel où nous étions avant-hier et même le Studio Eiffel, la prochaine saison présentera nombre d’ouvrages magyars dont certains en création mondiale, en amont du festival de printemps 2017 qui leur sera entièrement dédié – l’occasion d’entendre les œuvres de Bartók, Erkel, Dohnányi, Goldmark ou Kodály, et de découvrir des raretés de Balassa, Lajtha, Szokolay et même la nouvelle version révisée de Love and other demons de Péter Eötvös [lire notre chronique du 25 septembre 2010].
BB