Chroniques

par bertrand bolognesi

Lear
opéra d’Aribert Reimann

Salzburger Festspiele / Felsenreitschule
- 23 août 2017
Lear (reimann) subversif de Simon Stone au Festival de Salzbourg 2017
© thomas aurin | salzburger festspiele

La lande est divinement fleurie, lorsque Lear, puissant et mûr souverain, décide de partager son royaume avant d’être irrémédiablement frappé par l’âge. De cette erreur du monarque shakespearien, l’on connaît la suite : plus rapidement que n’eût pu le faire le cours normal des choses, désillusion et déshonneur le précipitent dans la démence du vieillard. Remarqué au théâtre dès ses premières mises en scène – Frühlings Erwachen de Wedekind1, Thyestes de Sénèque2, Vildanden d’Ibsen3, etc. –, le jeune artiste australien Simon Stone (acteur, cinéaste et écrivain, né en 1984) présentait à Bâle, en septembre dernier, son interprétation de Die tote Stadt, l’opéra de Korngold. Après cette production qui fut chaleureusement accueillie par le public et suscita un très grand intérêt de la part de la critique, il aborde au Salzburger Festspiele le cinquième ouvrage scénique d’Aribert Reimann, Lear.

Créé par la Bayerische Staatsoper durant l’été 1978 [lire notre chronique du 31 mai 2016], le troisième opus lyrique du Berlinois, conçu d’après la tragédie du barde d’Avon sur un livret de Claus H. Henneberg qui, pour le compositeur japonais Toshiro Mayuzumi, venait d’adapter le roman de Mishima, Kinkaku-ji 4 (joué en mars prochain à Strasbourg), connaît actuellement un regain d’intérêt. En témoignent les affiches de Paris et d’Hambourg [lire nos chroniques du 23 mai 2016 et du 17 mai 2014]. Son profond enracinement dans un patrimoine culturel commun ne sachant à lui seul expliquer le phénomène, c’est bien plutôt vers la tournure prise par les relations intergénérationnelles dans notre société qu’il en faut creuser les causes. En un temps où les dents acérées des trentenaires poussent volontiers leurs aînés dans les oubliettes de la performance professionnelle (cf. Guillaume Le Blanc, Les maladies de l’homme normal, Vrin 2007), Lear se fait aisément miroir de notre gigantesque et angoissante Entrümpelung5 qui ne va qu’empirant, à l’instar de la course folle qui suivit la crise de 1929 et transforma l’Europe en langues de feu et champs de ruines.

C’est précisément le propos de la mise en scène de Simon Stone : plus d’heures pour rêver, bientôt les herbes follettes de la lande (décor de Bob Cousins) font place à un sol règlementaire et clinique où, au nom de l’ordre et de la morale, on éborgne, au sens propre du terme, ceux qui parlent trop ou ceux dont on souhaite saisir les richesses. Le nouveau monde des héritières ambitieuses, dont le désir de toute puissance n’a pas de limite, est une dictature musclée qui s’appuie sur le meurtre organisé dont est montrée la méthode infaillible. Et comme pour vérifier la menace proférée par Genet6, la haine de certains entraîne parfaitement la haine de tous jusqu’à la destruction des nettoyeurs eux-mêmes : Goneril empoisonne Regan puis, comprenant la chute de son empire, se supprime, à l’instar de certains dignitaires du IIIe Reich suspendus pour l’éternité, grâce au cyanure ou au révolver, au-dessus des juges de Nuremberg qui ne les purent sanctionner – sans oublier ceux au rire plus lourd que toute peine7… Autour du tapis de jeu, un public d’une quarantaine de figurants assiste au spectacle depuis la scène qu’on le forcera d’investir pour le rituel patriotique du sang, dont la violence inouïe s’exerce sur nous, par contagion, identifiés par la vêture (Mel Page) et la fonction – par-delà nulle inflexion propagandiste, une ferme invitation à réfléchir. Subversion universelle résultant de l’intuition aiguë ou de la dense réflexion, ce Lear est notre contemporain.

À le servir, une équipe de chanteurs fort engagés dans ses rôles-emblèmes, dénués de psychologie, quasiment brechtiens, et surtout un chef, Franz Welser-Möst, qui favorise la clarté sur la touffeur expressive, main dans la main avec l’option de Stone. Chaque fois, la copieuse section de percussion provoque un souci d’équilibre, surtout lorsqu’elle se trouve renchérie par les scansions de cuivres stridents. La Felsenreitschule possède l’avantage de pouvoir l’éloigner de la fosse, favorisant ainsi une fusion à distance des diverses sources sonores. Jamais, croyons-nous, l’opéra de Reimann parut si transparent, ce qui est un exploit face à certains passages d’une redoutable épaisseur d’écriture. De ce fait, il revient à la voix seule d’émouvoir ou non, de quelque manière que ce soit, et non aux excellents Wiener Philharmoniker qui signent une lecture étonnamment aérienne.

La puissance de Gerald Finley, en grande forme, occasionne un King Lear plus primaire que d’accoutumée, dans sa confiance aveugle. Aussi n’y cherchera-t-on pas de musicalité délicate, mais une santé de chaque instant, y compris dans la souffrance, généreuse, et la mort. Gun-Brit Barkmin impose une Regan forte en gueule, théâtralement moins effrayante que la glaçante Goneril d’Evelyn Herlitzius qui soigne un chant aussi perfide que les cachoteries du personnage. L’absence de caricature dans la représentation des trois sœurs est un atout considérable qui pèse sur l’appréhension qu’on peut avoir de la Cordelia introvertie d’Anna Prohaska, également bien chantante. Félicitons le ténor brillant de Matthias Klink, très attachant Kent, ainsi que Michael Colvin en Cornouailles bien serti. Tilmann Rönnebeck prête une basse enveloppante au Roi de France, comme il sied à ce protagoniste positif. On retrouve Derek Welton, baryton-basse à l’émission facile qui livre un Albany legato et d’une grande présence [lire nos chroniques sur ses Wotan, Héraut et Saint-Bris]. Familier du rôle, Lauri Vasar, baryton plus léger, s’acquitte admirablement de la partie de Gloucester. On reconnaît Charles Workman dans le belliqueux Edmund, dont l’aigu s’est désormais débarrassé des plafonnages entendus il y a quelques années : la voix semble reprendre possession des qualités qui nous la firent apprécier bien souvent. Applaudi dans la musique ancienne comme dans celle d’aujourd’hui [lire notre critique CD et notre chronique du 21 juillet 2013], le contre-ténor allemand Kai Wessel magnifie le rôle d’Edgar, le fils banni, bouleversant « arme Tom » à la voix d’or. Saluons enfin les voix de la Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor, dirigées par Huw Rhys James, pour une prestation exemplaire.

BB

1L’éveil du printemps

2Thyeste

3Canard sauvage

4Le pavillon d’or

5L'Entrümpelung, une des cinquante-deux nouvelles de Dino Buzzati à former le recueil Il colombre8, paru en 1966

6Jean Genet, Angela Davis est entre vos pattes, émission L’invité du dimanche du 8 novembre 1970, ORTF

7Joseph Kessel, Jugements derniers (réunissant plusieurs reportages dont celui sur le procès de Nuremberg, paru dans France Soir en 1945), Tallandier 2007 ; Éric Vuillard, L’ordre du jour, Actes Sud 2017

8Le K., version française de Jacqueline Remillet, Robert Laffont 1967