Chroniques

par hervé könig

Lear
opéra d’Aribert Reimann

Staatsoper, Hanovre
- 8 mars 2024
Joe Hill-Gibbins met en scène LEAR d’Aribert Reimann à l'Opéra d'Hanovre...
© sandra then

Depuis sa création triomphale à Munich en 1978 [lire notre chronique de la reprise à Budapest de la toute première mise en scène], avec l’immense Dietrich Fischer-Dieskau dans le rôle-titre, Lear est maintenant considéré comme un classique de l’opéra contemporain. Cette notoriété lui vaut régulièrement de nouvelles productions – près d’une quarantaine [lire nos chroniques du 17 mai 2014, du 23 mai 2016 et du 23 août 2017] ! –, tant et si bien qu’Aribert Reimann peut être perçu aujourd’hui comme le compositeur d’un seul ouvrage lyrique. C’est faire l’impasse sur huit opus qui jalonnent la carrière et la vie du Berlinois, passionné d’opéra et grand accompagnateur de chanteurs.

En un demi-siècle se sont ainsi créés Ein Traumspiel (1964, d’après August Strindberg), Melusine (1971, d’après Yvan Goll), Die Gespenstersonate (1984, d’après Strindberg encore) [lire nos chroniques des spectacles d’Heinz Lukas-Kindermann et d’Otto Katzameier], Troades (1986, d’après Euripide), Das Schloss (1992, d’après Franz Kafka), Bernarda Albas Haus (2000, d’après Federico García Lorca), Medea (2007, d’après Franz Grillparzer) [lire nos chroniques des mises en scène de Marco Arturo Marelli et de Benedict Andrews] et L’invisible (2017, d'après Maurice Maeterlinck) [lire notre chronique de la création]. C’est dire si le musicien est focalisé sur le théâtre et sur la voix, comme en témoignent les entretiens de Julian Lembke récemment publiés [lire notre critique de Sous l’emprise de l’opéra].

Peut-être Lear a-t-il pris le devant de la scène parce qu’il accomplit le défi auquel ont renoncé Berlioz et Verdi d’adapter la tragédie de Shakespeare. C’est à l’homme de théâtre britannique Joe Hill-Gibbins, auteur de deux mises en scène de pièces élisabéthaines, que la Staatsoper d’Hanovre a confié la construction de son Lear. Avec la complicité du décorateur Tom Scutt, il installe l’action dans un espace de plusieurs centaines de cartons mobiles, une sorte d’entrepôt sous une lumière crue (Andreas Schmidt). Lorsque le vieux roi est privé d’un élément de son pouvoir, un carton d’effondre. Et peu à peu ces éléments deviennent les victimes des violences physiques nécessaires au partage de son empire, piétinés, poignardés, assassinés. Rien ne vient ici rappeler le contexte de la tragédie en des temps anciens. Seul un code couleur sous-tend l’identification des clans, code de toute façon envahi par le rouge du sang. La relative nudité du plateau sert efficacement d’écran à l’imaginaire de chacun. Hill-Gibbins favorise non seulement la pleine perception d’une musique très suggestive mais encore l’impact puissant qu’elle ne manque pas d’avoir sur l’auditeur. Et cette option ne se contente pas d’une boîte à jouer et des costumes discrets d’Evie Gurney : une direction d’acteur pointue domine la représentation, donnant vie à chaque personnage, à la folie du roi, à l’avidité de ses filles et de ses gendres. Jenny Ogilvie concourt, par sa coordination des mouvements scéniques, à une habitation porteuse de sens de cet espace particulier.

La partition de Reimann n’est pas simple à faire entendre. Elle est souvent contrastée, voire violente, ce qui ne contredit pas la dramaturgie de l’œuvre de Shakespeare. La charge percussive presque constante est traumatique pour les chanteurs comme pour le public. Pourtant, à la tête du Niedersächsisches Staatsorchester Hannover, Stephan Zilias, son directeur musical en poste, trouve les solutions qui permettent de saisir chaque passage sans rien perdre de l’ensemble ni du chant. La prestation du Chor der Staatsoper Hannover, préparé par Johannes Berndt, est absolument remarquable.

On applaudit avec enthousiasme les solistes vocaux. À commencer par le Lear écrasant de Michael Kupfer-Radecky, d’abord souverain puis de plus en plus fragile, très émouvant. La dimension théâtrale et la réalisation musicale sont grandioses. On retrouve Angela Denoke en Goneril cinglante [lire nos chroniques de Die tote Stadt, Die Walküre, L’affaire Makropoulos, Cardillac, Wozzeck, Fidelio, de Babelsberg à Hollywood, Katia Kabanova, Salome à Paris puis à Baden Baden et à Aix-en-Provence, Parsifal à Paris et Londres], la fulgurance de Kiandra Howarth en Regan [lire notre chronique du Rheingold], et l’on découvre la fraîcheur délectable de Meredith Wohlgemuth dans le rôle de Cordelia, la sacrifiée, qu’elle rend bouleversante. Il convient également d’applaudir Yannick Spanier, Darwin Prakash, Paweł Brożek, Marco Lee et Frank Schneiders pour leurs Roi de France, Duc d’Albany, Duc de Cornouailles, Comte de Kent et Comte de Gloucester, tous cinq fort bien pourvus vocalement. Le jeune Nils Wanderer incarne un Edgar somptueux et Robert Künzli n’est pas en reste en Edmund. On attend avec impatience de pouvoir apprécier les autres opéras de Reimann.

HK