Chroniques

par jérémie szpirglas

lenteur, glissement, contemplation
un portrait de Karim Haddad

Auditorium Saint Germain, Paris
- 10 mars 2009
le compositeur libanais Karim Haddad photographié par Sylvie Benoit
© sylvie benoit

C’est une habitude bien établie de L'Itinéraire que de sortir des chemins battus. Cette fois, ses solistes proposent un portrait inédit : celui du Libanais Karim Haddad. Peu connu du grand public, et même des aficionados de la musique contemporaine, Karim Haddad (né en 1962) est en revanche bien connu des compositeurs, et notamment des familiers des sous-sols de l'Ircam. Membre de l'équipe de recherche de l'institut, spécialiste de la CAO (composition assistée par ordinateur), Haddad a mis ses talents au service de toute une génération de musiciens. Ce travail de conseil auprès des artistes, d'émissaire auprès des scientifiques et de développeur d'outils informatiques, lui donne un point de vue tout particulier sur les possibilités offertes par les nouvelles technologies – un point de vue qui les lui fait utiliser avec un tact et une intelligence rares, loin de toute exhibition et sans cet enthousiasme adolescent qui trouble si souvent ceux qui l'utilisent à la va-vite, sans prendre le temps de le digérer.

Une des conséquences de ses recherches acoustico-informatiques est de renforcer sa fascination pour le son lui-même, fascination qui confine chez lui à une forme d'hypnotisme. Il aime à le contempler et à le scruter au plus près. Dans sa musique, cela se traduit par un statisme extrême : comme dans tout processus d'observation, le temps de l'observation est inversement proportionnel à la distance qui sépare du phénomène – plus on s'en approche, plus on a besoin d'en ralentir le déroulement et d'en allonger la durée.

Karim Haddad s'exprime donc dans la lenteur. Une lenteur contemplative qui laisse une large place aux micro-intervalles qui s'y épanouissent à loisir. Dès les premières notes, on traverse comme une barrière temporelle, vers une torpeur étale, une lassitude essentielle. Dépouillée à l'extrême, sa musique se développe en forme de contrepoint note à note qui, d'empilements en tuilages, dessine peu à peu un cheminement « vers un hypothétique horizon d'une écoute renouvelée », pour reprendre les termes du compositeur lui-même.

Si, pour l'essentiel, les pièces jouées ce soir, y compris la création …Wo wollen wir bleiben ?..., rappellent certaines préoccupations sonores d'un Cage ou d'un Feldman, on ne parvient jamais tout à fait à écarter la sensation d'une posture un brin complaisante dans la contemplation – une sensation que les solistes de L'Itinéraire, timides et précautionneux, ne parviennent pas non plus à faire oublier. Ils soutiennent pourtant Haddad depuis près d'une dizaine d'année et déploient des trésors de technique pour mettre en valeur son travail d'orfèvre.

Leurs efforts seront récompensés dans la dernière pièce du programme, No one to speak their names (2001), pour trio à cordes, deux clarinettes basses et bande, où se révèle également la virtuosité de Haddad dans le domaine de la synthèse musicale et de la CAO. Dédiée à la mémoire des peuples exterminés et ceux en cours d'extermination, la pièce est écrite à partir d'un bref fragment sonore provenant d'un tam frotté, et met en œuvre, en moins de dix minutes, au moins quatre techniques d'écriture différentes, glissant insensiblement de l'une à l'autre, de la musique concrète à l'électronique et du mixage à la musique spectrale. L'échantillon initial (événement déclencheur de la catastrophe) est repris par l'électronique, manipulé, étiré, distordu (déroulement du génocide), puis imperceptiblement reproduit en l'état par l'ensemble instrumental qui en prend peu à peu possession. Cette dernière méthode plus ou moins spectrale représenterait alors la mémoire. Forcément digéré et déformé, le souvenir s'estompe bientôt pour n'être plus qu'un souffle lointain, une vague rémanente de douleur, un parasite pour nos perceptions, jusqu'à s'éteindre tout à fait. En attendant la prochaine catastrophe…

JS