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Chroniques
Les Boulingrin
opéra de Georges Aperghis
Ce nouvel ouvrage lyrique de Georges Aperghis, grand explorateur du genre à travers les nombreux opus qu’il dédie au théâtre musical depuis près de trente ans – sauf erreur, le premier fut La tragique histoire du nécromancien Hiéronimo et de son miroir, créé en Avignon en 1971 –, inaugure une série de commandes faites chaque saison à des compositeurs par Jérôme Deschamps et l’Opéra Comique. On connaît la veine particulière de ce musicien-ci, en matière de drôlerie et d’absurde, flirtant souvent avec le tragicomique. En se penchant sur la célèbre pièce de Courteline, il ne déroge pas aux lois de son inspiration, détournant en partie le texte en des jeux bègues et autres borborygmes inventifs, tout en le servant avec une fidélité rare, puisque il se trouve ici principalement parlé plutôt que chanté, mais en rythme, ce parler-là ayant fait le soin de la notation très précise des partitions d’Aperghis.
Aussi l’œuvre joue-t-elle au plus haut degré la féroce méchanceté du propos, portant jusqu’aux démarches les rythmes imaginés, le moindre geste se faisant alors scorie musicale à sa manière. Si la mise en scène de Jérôme Deschamps fait ses choux gras du sadisme intrinsèque du texte, l’appui lui en est d’autant favorisé par l’effervescence infernale de la musique. Conçue pour un ensemble qu’on dira chambriste, celle-ci tisse littéralement les passions, de la hargne d’un couple mal assorti (ou au contraire, précisément bien assorti, qui sait ?...) à la distance folle-dingue d’une soubrette déjantée en passant par le parasitisme élevé en art de vivre d’un pseudo-dandy bientôt roulé dans la farine.
Au pupitre, après une entrée fracassante intégrée au spectacle, Jean Deroyer dirige les instrumentistes de l’ensemble Klangforum Wien dans cette première explosive. Lionel Peintre gagne le plateau, Des Rillettes presque instantanément victimisé par Félicie, la bonne qui, en lui décrivant ses patrons comme les charmantes gens dont il s’apprête à tirer profit, a tout l’air de l’attirer en connaissance de cause dans une bataille qui n’est pas la sienne. Et quelle Félicie ! Donatienne Michel-Dansac est assurément la vedette de la soirée, tant par les acrobaties vocales, que sur mesures Aperghis n’a pas manqué de lui réserver, que par une composition scénique irrésistible. Soudain animés dans leur relative léthargie – l’une tricote, dos à l’écran, tandis que l’un s’assoupit à côté du téléviseur dans le doux ronron des Chiffres et des lettres –, les Boulingrin bientôt se jettent sur le gandin pour une joute d’une heure vingt littéralement terrible. Jean-Sébastien Bou affirme une santé vocale et une énergie inépuisable dans le rôle de Boulingrin tandis que Doris Lamprecht, Madame, roucoule sa hargne avec délices.
Face au public, une maison en coupe, avec son étage à télé, petit-bourgeois, son escalier, sa cuisine en perpétuelle activité, et ses pièces sombres d’où œuvrent les musiciens, sorte de salles des machines, en quelque sorte, partant que les planches abritent le salon, avec son poêle tousseur et son robinet à mousse. Vous l’aurez compris : l’univers général est celui du maître des lieux, Laurent Peduzzi signant les décors, Dominique Bruguière les lumières, tandis que Macha Makeïeff s’est chargée des costumes. « Il faut que ça finisse ! », s’exclame la Boulingrin, brandissant son revolver avant que de mettre le feu au champagne !
En d’autres termes : le bonheur conjugal.
BB