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Chroniques
Les Esprits Animaux
turqueries, l’Orient rêvé
Le regard que l’Europe des Lumières portait vers l’Orient, qu’elle idéalisait volontiers, à travers un « style turc », englobant d’ailleurs toute expression tant vocale qu’instrumentale née au delà de la péninsule italienne, donna naissance à une kyrielle de « turqueries » qui alimentèrent le théâtre, lyrique autant que dramatique, et la musique, alors jouée de Vienne à Paris, en passant par Londres, Milan et Saint-Pétersbourg. Règles de base : une harmonie sommaire, des passages à l’unisson, une belle place accordée au mode mineur avec passage abrupt en majeur et rythme de marche militaire. Dans la foulée de la célébrissime Marche turque (Mozart, Rondo alla Turca de la Sonate en la majeur K.331), la scène lyrique fournit maintes fois le genre, des Indes galantes de Rameau au Turco in Italia de Rossini, en passant par Zaide (Mozart, toujours).
Il fallait penser à bâtir une excursion musicale dans ce domaine. Et la réussir ! La chose est faite, et bien faite, par un tout jeune ensemble instrumental, s’exprimant en formation intimiste (puisque il réunit deux violons, un alto, un violoncelle, un clavecin, une flûte à bec et un traverso) et baptisé Les Esprits Animaux, né en 2009 du travail en commun d’élèves du Koninklijk Conservatorium Den Haag (Conservatoire Royal de La Haye), passionnés par le répertoire baroque et originaires de trois continents. Ayant fait ses premières armes au Festival d’Ambronay où il est en résidence en 2010 et 2011, c’est justement là que Les Esprits Animaux décide de signer l’acte de naissance de ses turqueries musicales (dans le cadre singulier à l’acoustique parfaitement adaptée de la Chapelle de Jujurieux).
Une page de L’Europe galante d’André Campra ouvre le bal, suivie par les étonnants « fracas » de la Partita Turcaria de Johann Joseph Fux, puis par les savoureux élans du Concerto turc de Michel Corrette, dont il nous est rappelé qu’il fut créé en 1742 à Paris, devant l’Ambassadeur du Grand Sultan. On attendait évidemment Les Indes galantes de Rameau, ici présentes à travers trois pièces, tout comme la Marche pour la cérémonie des Turcs écrite par Lully pour Le bourgeois gentilhomme de Molière. Ces pages sont aussi bien servies par chaque individualité – à commencer par un continuo expressif à souhait – que par des ensembles d’une saine homogénéité et d’une rutilante vaillance.
L’autre intérêt du programme réside dans la place d’importance accordée à des pièces de compositeurs méconnus, pour ne pas dire oubliés de nos jours, ayant eux aussi illustré la turquerie, tambourins compris, en France comme ailleurs : un Pancrace Royer avec une Zaïde, lui aussi, un Henry Playford et son New Metar, ou encore les Chanson turque et Danse de Chypre de Charles-Henri de Blainville, avant un singulier point d’orgue où éclate, non sans humour, l’aisance des jeunes artistes dans le monde d’aujourd’hui avec un fameux standard de jazz du Californien Dave Brubeck, écrit en 1959 [lire notre critique du CD]. Son titre ? Blue Rondo a la Turk.
GC