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Chroniques
Les Huguenots
grand opéra de Giacomo Meyerbeer
Une éclatante réussite ! qui méritait amplement de la rumeur qui précédait le spectacle, avec quasiment toute la presse internationale à l’affût. Les Huguenots à la Monnaie de Bruxelles constituent mieux qu’un retour, certes très attendu : une espèce d’accomplissement. La réhabilitation de Meyerbeer serait-elle en marche ?… Non pas exactement. Mais disons que le compositeur chéri du public bourgeois du XIXe siècle retrouve en quelque sorte sa vraie place. Celle d’un musicien marquant, qui a laissé sa trace chez d’autres – et non des moindres –, doté à l’occasion, au détour de ficelles grosses comme des câbles, d’une inspiration digne des plus grandes.
Les Huguenots scellerait-il alors le chef-d’œuvre de Meyerbeer ? On inclinerait à le croire, en la connaissance, partielle toutefois, d’autres de ses ouvrages moins parlants : Robert le Diable, L’étoile du Nord, L’Africaine, Le pardon de Ploërmel... La production de La Monnaie permet au moins de juger sereinement, puisque c’est toute la musique qui est rendue, et de surcroît un air alternatif écrit pour une circonstance particulière. Quatre heures trente de représentation ! Le Grand Opéra à la française, tel que Meyerbeer s’en fait le champion, n’hésite pas à la démesure. Ni ne verse dans la demi-mesure. Car, sur les cinq actes obligés par l’œuvre et le genre, trois – les trois premiers – ne semblent qu’enfilade de flonflons et musiques de guinguette dont Offenbach paraît redevable, de succession de cadences scolaires, d’airs faire-valoir et passe-partout, de manières à la sous-Rossini et de chœurs martelés. Nonobstant, particulièrement pour ces derniers, une vigueur assez prenante et tout à fait en situation.
Marc Minkowski, dans le programme de salle, dit bien :
« Le génie de Meyerbeer réside dans la forme plus que dans la composition, parfois rudimentaire ». Joli euphémisme ! D’autant que les pauvres vers de Scribe ne sont guère faits pour aider, alignant les poncifs risibles, les tournures lourdes ou ampoulées (à des années-lumière de la langue riche et élevée d’un Quinault, le librettiste de Lully), les coups de théâtre incongrus ou télécommandés et les fautes de prosodie. Mais ne voilà-t-il pas qu’avec le quatrième acte, puis, un peu en deçà, le cinquième, l’expression change du tout au tout ! Avec, entre autres splendeurs, un puissant final dramatiquement et musicalement irrésistible, la célèbre et complexe scène de la Bénédiction des poignards, déjà louée par Berlioz, ou l’ardent duo du quatrième acte dont Verdi comme Wagner sauront se souvenir. Le livret lui-même prend alors sa force, celle de la dénonciation d’une intolérance pernicieuse et dévastatrice. Sujet éternel s’il se peut !
On se prend donc à rêver : donner les deux derniers actes, précédés d’un condensé rapide des trois premiers, histoire de planter le décor, afin d’extraire la substantifique moelle… Cette hypothétique fantaisie émise, on ne peut que féliciter les scrupules de Minkowski, sa restitution intégralement fidèle, qui s’imposaient dans le contexte actuel de méconnaissance de l’ouvrage (Idomeneo, opéra du répertoire s’il en est, ne présentait pas, loin s’en faut, la même exigence récemment au Théâtre des Champs-Élysées). La dernière production en France – en mai 2004 à l’Opéra de Metz alors sous l’égide de l’entreprenant Laurence Dale, remarquable à tous points de vue et qui constitua pour nombre de mélomanes une totale redécouverte – péchait justement par ses parties manquantes qui laissaient sur un parfum de regret, une idée en suspens et incomplète de la pièce. Car une dimension ne saurait être omise : celle du grand spectacle, avec force déploiements de décors et costumes, de prouesses du gosier, auxquels précisément les premiers actes sacrifient.
À cet égard, la conception d’Olivier Py répond à toutes les attentes.
Comme toujours avec ce talentueux metteur en scène, l’œuvre est prise au sérieux, sans aucune dérision facile ou déplacée (un Laurent Pelly pourrait en prendre de la graine). Elle n’est pour autant pas prise au premier degré, mais plutôt à sa source, à son état primordial. Les situations sont fermement campées, avec des mouvements et un jeu d’acteurs impeccables qui illustrent au mieux le propos. Les scènes d’orgies et les personnages en tenue d’Adam ou d’Ève (comme Py les goûte), dans l’esprit Folies Bergères qui sied aux premiers actes, les plumes en moins et le tragique en plus, réveillent d’autres échos et innervent l’action. Soulignées par d’historicistes feux de la rampe, les références à une Renaissance revue par le XIXe siècle mêlées à celles de notre époque, ou d’une époque pas si lointaine (et d’oppression), qui chez d’autres seraient des tics convenus, prennent ici leur signification face au thème que sous-tend le livret, à sa portée hors du temps et des lieux. Une profusion, une diversité de lectures et d’approches, sont elles-mêmes au cœur de la pièce et forment un péplum lyrique, chargé de fastes et de résonances contradictoires. Autant dire qu’il est servi dans les meilleures conditions, sans boursouflures ni emphase, dans son jus mais dégagé de sa gangue, pour rendre l’ouvrage à sa flamme intrinsèque.
Ce sont également les vertus transmises par la direction de Minkowski, que l’on a rarement connue aussi leste et acérée, y compris pour les passages qui auraient pu aisément tomber dans un rédhibitoire laisser-aller. Cette franchise et cette vie parcourent pareillement le plateau vocal, parfaitement élu jusqu’au moindre rôle. Une prouesse, quand on sait la distribution pléthorique et marquée au coin du sceau de l’époque. La justesse du style frappe, qui fait appel autant au recours à des formes de chant baroqueuses qu’à un lyrisme bien pensé et à une émission au plus près de la diction française.
Tous seraient ainsi presque à citer, et parmi les principaux vainqueurs : le ténor belcantiste Eric Cutler qui livre tout l’éclat de Raoul, l’irradiante Marlis Petersen pour Marguerite, la toujours phrasée Mireille Delunsch pour Valentine, la nouvelle étoile Youlia Lejneva qui donne son sel au travesti Urbain et Jérôme Varnier pour un Marcel paradoxalement clair et caverneux. Un sans faute ! Et le tout, à travers un impact sonore saisissant, tel que le libère l’incomparable présence acoustique de La Monnaie. Dans son évocateur caveau d’un cimetière de Berlin Est, Meyerbeer, après un siècle et demi de controverses et de polémiques, peut désormais reposer en paix.
PRS