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Chroniques
Les Huguenots
opéra de Giacomo Meyerbeer
Dans le demi-siècle suivant la Révolution, la vie politique française reste un jeu de chaises musicales en terrain marécageux, à l’exemple des abdications successives de Napoléon Ier qui appellent la Seconde Restauration des Bourbons (1815-1830), puis la Monarchie de Juillet (1830-1848). Louis-Philippe règne durant celle-ci, conscient qu’il faut se tenir éloigné des excès du pouvoir populaire comme des abus du royal, tandis que la bourgeoisie victorieuse pavoise et s’amuse. Un temps directeur (1831-1835) du temple fortifié par Lully, Louis-Désiré Véron assure « l’Opéra deviendra son Versailles, elle y accourra en foule prendre la place des grands seigneurs et de la cour exilés ».
Sur la scène lyrique, l’heure n’est plus à la tragédie à sujet mythologique mais à un nouveau genre, nommé Grand opéra. Sensibilisé par le roman historique et le drame romantique (Scott, Hugo, Dumas), le public se passionne pour des conflits collectifs tirées du passé, où le prince n’est plus seul à briller. Ainsi en est-il de La muette de Portici (Auber, 1828), avec sa révolte de pêcheurs napolitains contre les Espagnols, et de Guillaume Tell (Rossini, 1829) où d’aucuns Suisses repoussent l’envahisseur autrichien. Auber, Donizetti et Halévy sont les héros d’un âge d’or qui prend fin avec l’avènement de la Deuxième République (1848-1852). À ce trio s’ajoute, bien sûr, Giacomo Meyerbeer (1791-1864), arrivé à Paris après quelques échecs allemands et de beaux succès italiens, conscient des opportunités d’y forger sa légende.
Entre Robert le Diable (1831) et Le prophète (1849) [lire nos chroniques des 18 octobre 2015, 30 juin et 16 décembre 2017], le musicien élabore Les Huguenots, avec la complicité d’Eugène Scribe. En s’appuyant sur Chroniques du règne de Charles IX (1829), l’ouvrage de Prosper Mérimée conçu autour des jours sanglants liés au massacre de la Saint-Barthélemy (1572), tous deux malmènent l’unité de lieu et de ton pour diversifier les décors et les affects [lire nos chroniques du 27 novembre 2016 et du 19 juin 2011]. Le succès est phénoménal : plus de mille représentations suivirent la création, le 29 février 1836. Invisible à Paris depuis 1936, l’ouvrage retrouve aujourd’hui l’affiche, mis en scène par Andreas Kriegenburg [lire nos chroniques de Das Rheingold, Die Walküre, Siegfried, Götterdämmerung, Die Soldaten, Otello et Lady Macbeth de Mzensk].
L’ancien directeur de la Volksbühne (Berlin) imagine un avenir proche (2063), aux traces discrètes (serveur-automate, épée-sabre), comme un éternel recommencement de la sauvagerie. S’il conserve la fraise, il rejette les décors réalistes qui plaisaient au XIXe siècle. Ici l’environnement s’efface. Tout est blanc, jusqu’aux arbres, pour rendre plus présents des personnages bien différenciés : camaïeu de rouge pour les fourbes catholiques, dégradé de gris pour les provocateurs protestants. Seule vêtue de vert avec le page Urbain (une couleur de liberté *), Valentine n’est concernée que par l’amour, depuis sa rencontre avec Raoul – « avant toi, chanterait-elle aujourd’hui, mon unique lumière était celle de Dieu »... Kriegenburg sait être élégant et captivant, en collaboration avec Harald B. Thor (décors), Tanja Hofmann (costumes) et Andreas Grüter (lumières).
Quelques femmes émaillent cet univers fort masculin, dont les soprani Lisette Oropesa (Marguerite) et Ermonela Jaho (Valentine). La seconde offre un chant sûr et bien conduit, mais moins ample et velouté que la première, dont la virtuosité et la plénitude forcent l’admiration. Dans un rôle travesti, Karine Deshayes (Urbain) n’est pas en reste, avec ses vocalises faciles et incisives. Élodie Hache et Julie Robard se distinguent également, en duo ou à tour de rôle, sous différentes identités (Bohémienne, Jeune catholique, etc.).
Chez les hommes, où se repèrent nombre d’anciens de l’Atelier Lyrique et d’actuels choristes, signalons d’abord Yosep Kang (Raoul de Nangis) qui remplace Bryan Hymel, démissionnaire à la mi-septembre. Vue la situation, on pardonnera au Coréen certains dérapages de l’Acte IV, tant son ample ténor reste nuancé, souple et coloré. Dans la même tessiture, on aime Philippe Do (Bois-Rosé), très articulé, et Cyrille Dubois (Tavannes). Par sa grande vivacité, ce dernier domine la garde rapprochée de Saint-Bris – efficace Paul Gay – que forment avec lui François Rougier (Cossé), Michał Partyka (Méru) et Tomislav Lavoie (Retz), sans que leur santé soit en cause. Florian Sempey (Nevers) s’avère un baryton expressif. Quant aux deux basses principales, celle profonde et chaude de Nicolas Testé a notre préférence sur celle de Patrick Bolleire (Maurevert).
Le 5 août 1823, quelques années après la création milanaise de Margherita d’Anjou (1820) [lire notre critique du DVD], son architecte écrit à la basse française Levasseur : « Où trouver ailleurs qu’à Paris les moyens immenses qu’offre l’Opéra à un artiste qui désire écrire de la musique véritablement dramatique ? » (in Jean-Philippe Thiellay, Meyerbeer, Actes Sud, 2018). En fosse avec l’Orchestre maison, Michele Mariotti ne trahit pas l’art contrasté d’un perfectionniste – à l’exception des coupures décidées ici et là –, où l’on savoure des moments délicats et tendres, parfois confiés à des solistes (flûte, harpe, clarinette basse, etc.).
LB
* selon Michel Pastoureau (Les couleurs de nos souvenirs, Éditions du Seuil, 2010)