Chroniques

par katy oberlé

Les martyrs
opéra de Gaetano Donizetti

Theater an der Wien / Museumquartier Halle E, Vienne
- 18 septembre 2023
À Vienne, Cezary Tomaszewski met en scène LES MARTYRS de Donizetti (1840)
© werner kmetitsch

Ce n’est pas dans l’édifice dessiné par Franz Jäger pour Emanuel Schikaneder que le Theater an der Wien accueille en ce moment le public, mais au Museumquartier dont les espaces abritent habituellement d’autres répertoires [lire notre chronique de Die Antilope]. Et quelle œuvre a-t-elle été retenue pour inaugurer la nouvelle saison (qui est aussi la seconde en ce lieu) ? Nulle autre que Les martyrs, grand opéra en quatre actes que Donizetti composa pour l’Opéra de Paris où eut lieu sa première, le 10 avril 1840. Le livret d’Eugène Scribe puise dans celui que Salvadore Cammarano avait adapté, en langue italienne, de la tragédie de Corneille, Polyeucte (1641), pour l’opéra Poliuto livré en 1838 par le musicien au Teatro San Carlo de Naples où l’autorité monarchique en interdit la représentation [lire notre chronique de la production du Glyndebourne Festival]. Ainsi l’argument cornélien retrouvait-il son idiome d’origine après être passé par la traduction italienne – quelques années plus tard, sous les titres successifs de Paolina e Poliuto, Paolina e Severo puis I martiri, la version italienne de la version française travaillée à partir du Poliuto italien regagnait les scènes de la Botte, ça se corse !

On relève de nombreuses différences entre Poliuto et Les martyrs. Outre que le changement de langue impliquait une déclamation modifiée, Donizetti dut se soumettre aux canons du grand opéra français qui doit intégrer un ballet. Des questions de caractérisation des personnages par le registre intervinrent également, sans parler des contingences liées à la disponibilité de tel(s) chanteur(s) au moment de la création. Toujours est-il qu’après cette cuisine, environ quatre-vingt-cinq pour cent de la musique de 1838 tisse celle de 1840. Qu’advint-il des Martyrs ? La pièce fut oubliée, jusqu’à sa résurrection à Londres en 1975, puis la reprise de la production à La Fenice (Venise) : ainsi la version française était-elle jouée sur le sol italien en 1978, avant de l’être encore dix-neuf ans plus tard, à Reggio Emilia. Quant à l’unique enregistrement discographique, paru sous label Opera Rara, il provient d’un concert donné à Londres le 4 novembre 2014.

Corneille lui-même avait fouillé l’Histoire et Syméon le Logothète, hagiographe byzantin du Xe siècle dont une chronique se penche sur le destin de Polyeuktos de Mélitène, saint arménien du IIIe siècle. Après avoir subi diverses tortures, il fut décapité pour n’avoir pas respecté le culte des idoles romaines. Pour une reprise de la tragédie cornélienne, Marc-Antoine Charpentier a fourni une ouverture en 1679 : Polyeucte entrait alors dans le monde de la musique. Deux siècles plus tard, soit trente-huit ans après Les martyrs, un nouvel opéra en cinq actes naissait au Palais Garnier (7 octobre 1878) : Polyeucte, sur un livret de Jules Barbier et Michel Carré. La carrière du personnage ne s’arrête pas là : bien après la célèbre ouverture Polyeucte de Paul Dukas (1892), le compositeur polonais Zygmunt Krauze (né en 1938) le convoquait encore dans son Polyeukt, opéra en un acte imaginé en 2011 sur un livret de Jorge Lavelli.

Événement dans l’offre lyrique 2023/24, Les martyrs de Vienne ne bénéficient pourtant pas de la direction musicale qu’on pouvait lui souhaiter. Au pupitre du ORF Radio-Symphonieorchester Wien (Orchestre symphonique de la radio de Vienne), Jérémie Rhorer accuse une sécheresse qui crispe les oreilles et, en appuyant violemment les contrastes des scènes de foule, le chef français ne réussit qu’à finir de nous convaincre de son incapacité à chanter cette musique. On ne comprend pas plus les choix de tempo, tour à tour hystériques ou en voie d’endormissement. Cette façon de voir l’opéra ne fait pas honneur à Donizetti, ne flatte pas les musiciens et n'aide en rien les chanteurs. De ce côté, la déception est grande. En revanche, le beau travail Erwin Ortner à la tête de l’Arnold Schönberg Chor se révèle tout aussi performant qu’élégant. Il est rare de pouvoir entendre des choristes si nuancés et une telle vaillance aux moments les plus intenses.

En traitant une intrigue qui se déroule en Arménie, ni Corneille ni Charpentier ni Cammarano ni Scribe ni Donizetti imaginaient que du printemps 1915 à l’été suivant environ un million d’Arméniens seraient massacrés par les Turcs. Reconnu, déploré et même commémoré, le génocide n’a pas empêché la naissance, en 1988, d’un conflit dans le Haut-Karabagh, peuplé à quatre-vingt-douze pour cent d’Arméniens, territoire enclavé dans l’Azerbaïdjan. Après une longue période de calme pendant laquelle le danger restait présent, les affrontements reprirent au printemps 2008, et ainsi de suite de manière épisodique, jusqu’au pire, survenu à l’automne 2020 avec une véritable guerre de destruction organisée. À cette heure-même, le pays vit sous l’assaut de l’armée azerbaïdjanaise brandissant aux côtés de son drapeau celui de l’État d’Israël qui lui fournit des armes. Un nouveau génocide est en marche, que la communauté internationale regarde sans émotion.

Le metteur en scène polonais Cezary Tomaszewski [lire notre chronique d’Halka] convoque dès l’ouverture la mémoire du Génocide des Arméniens par l’évocation d’Arshaluys Mardikian qui témoigna de l’horreur de 1915 dans un livre adaptée ensuite au cinéma (Inna Sahakyan, Aurora's Sunrise, 1922). Mardikian se réincarne dans le personnage de Pauline. Dans un décor de cirque romain réalisé par Aleksandra Wasilkowska, également l’auteure de costumes volontiers trash, Tomaszewski situe le martyr chrétien dans un futur où les hommes ne s’expriment qu’à l’aide des codes du bel canto. Les vidéos de Krzysztof Kaczmarek ponctuent le propos, de même que Barbara Olech signe la chorégraphie, souvent provoquante parmi les cadavres. La mort s’exhibe jusqu’à s’apparenter à la pornographie : ainsi le corps est-il omniprésent dans ce spectacle qui dérange avec ses allusions lascives. L’entreprise n’est pas dénuée d’intérêt, c’est indéniable, quoiqu’elle nécessite de se tordre copieusement la comprenette.

À la distribution vocale revient le succès de la soirée. Le timbre éblouissant du soprano Roberta Mantegna est idéal dans le rôle de Pauline, placé entre soprano colorature et soprano dramatique. L’impact est parfait, d’une fiabilité à toute épreuve, grâce à une technique redoutable [lire nos chroniques d’Il trovatore, I masnadieri, Ecuba et Simon Boccanegra]. En Polyeucte – j’ai failli écrire « dans le rôle-titre » ! –, le ténor John Osborn joue la carte de la prudence, ménageant sagement son organe afin d’assurer au mieux les passages difficiles. En situation de récital, voilà qui peut fonctionner, mais pas vraiment au théâtre, surtout dans un personnage fanatique [lire nos chroniques d’Otello, Clari, I puritani, Les contes d’Hoffmann, Guillaume Tell à Genève puis à Londres, La sonnambula, Le prophète, Benvenuto Cellini, L’elisir d’amore, Norma, Die ersten Menschen, La fille du régiment et La Juive]. La basse noble du jeune David Steffens fait, a contrario, un tabac dans la partie de Félix [lire nos chroniques de Die Entführung aus dem Serail, Gloriana, Der Freischütz et Salome]. Enfin, au même niveau que Pauline, Sévère satisfait et même fascine par un chant extrêmement cultivé où s’associent admirablement la plus musclée des vaillances et une musicalité raffinée. Une nouvelle fois, le baryton italien Mattia Olivieri donne son meilleur au rôle [lire nos chroniques de Turandot, des Vêpres siciliennes et de La bohème à Amsterdam et à Munich, enfin des Nozze di Figaro].

Les rôles secondaires ne sont pas moins bien tenus. Kaitrin Cunningham prête un soprano sûr à la Femme, Carl Kachouh avance son Chrétien d’un ténor efficace – ce sont deux artistes de l’Arnold Schönberg Chor. On retrouve un Patrick Kabongo quelque peu sous-distribué en Néarque, tenant sa partie avec cependant un engagement certain [lire nos chroniques d’Armide, L’inganno felice, Romilda e Costanza, Moïse et Pharaon, L’equivoco stravagante, Elisabetta, regina d’Inghilterra, Le philtre, Armida, Il Turco in Italia et La resurrezione]. Quant à la basse Nicolò Donini [lire nos chroniques d’Il viaggio a Reims et de Xerse], elle déploie un organe puissant dans la colère de Callisthènes. Bref, malgré une production qui fait mal aux cheveux et un chef inapproprié, nous aurons passé là un moment pas si désagréable.

KO