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Chroniques
les mers d’Hugues Dufourt et de Péter Eötvös
La Tempesta, d’après Giorgione, Down to a Sunless Sea, Atlantis
Cet avant-dernier rendez-vous du cycle Voyages en mer proposé par la Cité de la musique quitte les pages attendues de Debussy, Ravel ou Chausson pour immerger l’auditeur dans la musique de son temps, le rouennais fliegende Holländer couronnant l’événement le lendemain, à Pleyel [lire notre chronique du 6 février 2007]. Regroupant des pièces de 1970, 1977 et 1983, ce concert de l’Ensemble Intercontemporain se pourra considérer comme un programme « de répertoire », une approche de l’interprétation plutôt de la création. Outre un encadrement sans doute pour eux stimulant, l’addition des jeunes musiciens de l’Orchestre du Conservatoire de Paris permet d’assumer des effectifs instrumentaux plus largement développés.
En novembre 1968 était créé à Genève Brisants pour piano, vents et percussions ; c’était l’œuvre d’un jeune compositeur de vingt-cinq ans, Hugues Dufourt, dont la prochaine page se tournerait elle aussi vers la mer, celle de Coleridge, en l’occurrence : Down to a Sunless Sea pour seize cordes (première audition en août 1970, à Genève). La grande tonicité du premier climat de cette pièce est avantageusement soulignée par l’exécution qu’en dirige ici Péter Eötvös. L’impulsion du geste est transmise, mais le détail n’est pas toujours soigné, la réalisation de certains mélismes quasi ornementaux souffrant même d’une relative imprécision. De fait, l’auditeur a du mal à se faire une idée de cet opus déjà ancien, tant les jeunes gens ne se soucient guère de nombreux reposés d’archets indélicats qui viennent troubler les silences, par exemple, ou de la justesse qu’exige le second climat.
Si l’EIC fréquenta la musique de Dufourt assez tôt – créations d’Antiphysis en 1978, de L'Heure des traces en 1986 (par Pierre Boulez à qui avait été dédié Surgir deux ans plus tôt), etc. –, Péter Eötvös fut le premier à diriger Saturne, à la tête de L’Itinéraire en 1979. C’est avec La Tempesta, d’après Giorgione, une œuvre de 1977, qu’il ouvre ce programme. La lenteur y installe l’écoute dans une profondeur cousine du regard porté par Handke sur le nuage, la route ou la vague, traversée d’effets d’érosion, plus précisément de la perception, sorte d’irisations des réminiscences dont les éléments peu à peu se resserrent jusqu’à l’imperceptible surgissement d’une tension insoupçonnée dans la sépulcrale langueur des commencements, partant du très grave pour s’achever dans l’extrême aigu. Outre qu’il signe une réalisation subtile des fondus, affirmant tout autant les rares contrastes francs sans déroger à une couleur générale ronde, profonde et, pour ainsi dire, polie, s’opposant aux attaques parfois cinglantes de la guitare électrique, Eötvös souligne discrètement la dramaturgie de cette emphase timbrique sans jamais la réduire à la compréhension de ses mécanismes.
La seconde partie de soirée invite à s’interroger sur l’immersion, mieux : à la vivre. Atlantis, conçu en 1984 par Péter Eötvös à partir d’un texte de Sándor Weöres – dont il fréquentera une nouvelle fois la poésie une vingtaine d’années plus tard dans IMA (pour chœur et orchestre) – place l’auditeur sous l’eau, un point de vue d’où il aperçoit les bribes d’un monde disparu. Une formation orchestrale imposante occupe la scène, un rang de percussions marque la frontière avec le public, quatre autres postes de percussions sont placés en balcons de côté, ainsi qu’une guitare électrique en surplomb du plateau, et les trois solistes (baryton, soprano enfant et cymbalum) siègent tout en haut de la scène, au centre, face au chef. Ici, les percussions délimitent des mondes, mais aussi les voix placées au plus loin, créant une profondeur de champ obligatoire pour une perception participante (bien que tout soit sonorisé, on sait bien que ce que l’on voit influe sur la manière dont on l’entend).
Tout cela participe d’une géniale ritualisation d’un propos parfois intriguant, de la minéralisation de l’incomplétude (par définition) de son récit, de même que d’un hédonisme prégnant du son. La vibration envahit, encercle. On retrouve une préoccupation commune à plusieurs compositeurs en ces années où l’on repense la spatialisation avec de nouveaux outils – comment le Boulez de Répons regardait-il alors celui de Polyphonie X, par exemple ?...
À la fin de chacune des trois parties surviennent des souvenirs de danses transylvaines : dans I, les incises mélodiques violonistiques sont encore nettes, elles se mêlent dans II aux discrets clapotis entendus en début de mouvement, puis elles se brouillent et s’éloignent tout à fait dans III, désignant ainsi l’une des innombrables identifications possibles de l’Atlantide perdue dont les voix abyssales côtoient les fantomatiques volées de cloches aquatiques. Le compositeur nous initie à ses mondes avec la complicité de Michel Cerutti au cymbalum et du baryton allemand Christian Miedl dont on apprécie l’évidente souplesse du passage en falsetto de son expression poitrinée.
BB