Chroniques

par françois cavaillès

Les pêcheurs de perles
opéra de Georges Bizet

Festival de Saint-Céré / Halle des sports
- 9 août 2019
Gaspard Brécourt joue Les pêcheurs de perles (1863) de Georges Bizet
© nelly blaya

En ces temps de fantasmagorie lynchienne [lire notre chronique du 12 septembre 2018], Les pêcheurs de perles (1863), donné au Festival de Saint-Céré, montre un étrange carnaval des âmes. « Un grand voile recouvrira la scène, lieu unique du sommeil des ombres... les personnages auront les costumes que notre imagination leur donnera. En effet, ces costumes serviront de base, d’écran à des projections qui symboliseront les différentes hallucinations des personnages. Les images d’un pays inventé par les protagonistes, d’un pays rêvé par le public », prévient le metteur en scène Éric Perez dans le programme du festival.

Effectivement, les trois personnages principaux du drame exotique de Bizet vivent l’intrigue entre apparition et disparition sous l’immense tissu blanc. Jeunes, énergiques, vêtus de simples habits contemporains (identiques, en ce qui concerne les deux amants), ils évoluent sur une scène nue qui sert surtout de toile aux projections vidéo très dynamiques, thématiques et réalistes de Clément Chébli, illustrant le contexte sri-lankais moderne dans sa ferveur spirituelle et sa poésie naturelle – en prolongement de l’imaginaire des librettistes Carré et Cormon, inspiré par le livre d’Octave Sachot sur Ceylan, paru en 1824, d’après lequel l’île « présente aux regards un panorama d’une grâce et d’une grandeur sans rivales dans le monde ».

La déesse Leïla a l’aspect le plus fantomatique, voilée jusqu’à l’invisible pour les pêcheurs, ses adorateurs, et pour Nadir, son amoureux caché. Même lors du duo révélateur entre Leïla et Nadir, moment émouvant de leur reconnaissance complète, les deux ne se voient pas, dans cette représentation toujours très mystérieuse du couple (surtout à l’Acte I), évoluant ensuite vers un érotisme forcé (II), puis jusqu’au bord du tragique (III). Dans ses solos, chacun garde un jeu intense et fort cohérent avec la poursuite de l’intrigue, dans une représentation visuelle permettant de libres interprétations. Grâce aux tons clairs des costumes et des décors, signés Ruth Gross, les protagonistes se fondent, sur deux axes dimensionnels, dans l’action des images oniriques. Les lumières filtrées offrent parfois un léger bain lustral de couleur unie, sans véritable intention d’orienter ou de limiter la vision. L’exception à cet éclairage assez discret consiste à montrer la bouleversante confession-métamorphose de Zurga (au début du III) en exposant le jeune homme seul face à une source lumineuse très vive, tel un lapin pris dans des phares ou un esprit poussé à s’évader de la réalité par le rêve, à cause de cas de conscience insurmontables – en amour et en amitié, ses valeurs sont soudain menacées de disparition.

Ce basculement de la rêverie idyllique au cauchemar angoissant se ressent le mieux dans l’art de Bizet et aux pages les plus connues. Ainsi dans l’imparable duo Au fond du temple saint, dès lors qu’elle fuit (la passion, sinon l’amitié). De fait, toutes les nuances de la partition sont ravissantes grâce à l’interprétation admirable, tant en fosse que sur scène, de l’Orchestre Opéra Éclaté dirigé par Gaspard Brécourt faisant, le premier, honneur aux nombreux trésors offerts par le jeune compositeur. Dans l’acoustique généreuse de la Halle des Sports – en ce soir d’orage, lieu de repli obligé –, aucune subtilité du drame lyrique n’échappe aux sensibilités mélomanes aussitôt qu’au prélude, la direction ample délivre une musique majestueuse, parfaite jusqu’aux cuivres à peine discrets, avant la première danse. Drapés d’indienne blanche, le chœur – Académie lyrique d’Occitanie et Opéra Éclaté – reste figé comme en songe, toujours victorieux dans son expressivité tonique qui s’accorde bien au sens du poème.

Vibrant de charme et de feu, le ténor Mark Van Arsdale propose un excellent Nadir, presque trop beau ! Amoureux plein de grâce, tout d’abord (dans les détails du rôle et pas seulement pour la romance et la sérénade), il vit avec beaucoup d’intensité, ému et fougueux, le duo presque torride d’amour défendu. De même, le soprano lyrique Serenad Burçu Uyar fait montre, en Leïla, d’une grande force de séduction, d’abord par son léger accent oriental, puis dans la barcarolle joliment timbrée et vibrante, suivi du suave duo. Mise à l’épreuve par Nourabad et Zurga, la voix devient plus touchante encore, plus alerte, avant la cavatine Comme autrefois, fraîche et rêveuse, aussi maîtrisée que délicieuse. En outre, la cantatrice, reine de Saint-Céré, réussit de belles vocalises, couchée, et son chant rayonne encore davantage dans les deux bouleversants derniers duos, merveilleux d’énergie, affirmant la passion à corps perdu, et son dévouement divin. Enflammé, courageux et autoritaire, mais aussi naïf, le Zuniga de Paul Jadach suit une trajectoire intéressante. La diction très correcte, et surtout l’exactitude dans les couleurs variées, sont l’apanage d’un baryton impressionnant qui relève le défi ardu du rôle de chef sans se vieillir ni se réserver - une révélation ! Enfin, pour incarner en kurta le grand-prêtre de Brahma, le baryton-basse Jean-Loup Pagésy est convaincant de sobriété et d’émotion contenue, particulièrement crédible dans l’invocation finale Sombres divinités. Tandis que l’opéra s’achève par une triple révérence, la vie reprend un autre sens comme le nom même de Nourabad (ville de la lumière en persan).

FC